Etrange sortie que celle de Jean-Jacques Urvoas, le garde des sceaux du gouvernement démissionnaire. Dans sa « Lettre du garde des Sceaux à un futur ministre de la Justice » publiée le 18 avril, l’ex-député du Finistère prodiguait de façon rigoureuse et méthodique ses conseils à celui ou celle qui lui succédera place Vendôme. Histoire que le novice ne se prennent pas les pieds dans le tapis d’emblée et puisse efficacement poursuivre les chantiers que son prédécesseur souhaite consensuels sur le budget de la justice et le programme de construction de prisons en particulier .

En fait de testament du titulaire d’un ministère éminemment politique, cela ressemblait davantage à une liste de courses, ou plutôt de priorités, et à des conseils tactiques de directeur de cabinet.

Une véritable première

Paradoxalement, c’est dans le « Rapport de politique pénale du garde des sceaux », très discrètement mis en ligne le 10 mai par le ministère de la justice, que M. Urvoas dessine sa vision de la justice et de la séparation des pouvoirs. Ce rapport est une véritable première. La loi de juillet 2013 impose au ministre de la justice de remettre chaque année au Parlement un rapport public « sur l’application de la politique pénale menée par le gouvernement ». Cela avait été omis jusqu’ici…

Jean-Jacques Urvoas, ministre de la justice de janvier 2016 à mai 2017 | MINISTERE DE LA JUSTICE

Ce vallsiste resté fidèle au Parti socialiste malgré sa proximité de pensée avec un Emmanuel Macron, profite de l’occasion a priori formelle de ce rapport pour livrer le fond de sa pensée. Il renvoie ainsi dos à dos, les partisans d’un pouvoir judiciaire « autonome » et ceux qui rêvent de refaire du parquet « une agence du pouvoir exécutif auprès des tribunaux ».

Argument choc

S’ils ne sont pas nommés, Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, et Jean-Claude Marin, procureur général près cette cour, se reconnaîtront. Leurs propositions sont sèchement critiquées par le ministre sortant. Au premier, M. Urvoas rétorque que « l’indépendance ne saurait se confondre avec l’autonomie totale et l’effacement de toute relation avec le gouvernement ». Un « improbable conseil de justice » conduirait à l’impasse, assure-t-il, réaffirmant qu’il serait « spécieux de ne faire dépendre que d’elle-même la légitimité de la magistrature ».

Quant à l’idée promue par M. Marin d’un « procureur général de la Nation », responsable devant le Parlement afin de conduire la politique pénale, « elle aboutirait paradoxalement à un affaiblissement de l’autorité judiciaire, notamment à l’occasion des discussions budgétaires ». Un argument choc alors que la question des moyens de la justice est centrale pour les années à venir.

« Nostalgie d’une justice aux ordres »

Mais ses flèches les plus dures, M. Urvoas les réserve à l’opposition de droite qui a torpillé à la veille de l’été 2016 la réforme constitutionnelle sur l’indépendance des magistrats du parquet. Il conclut le bilan de son action par la confession « d’un regret », un seul. C’est l’échec au pied du Congrès de cette réforme a minima sur laquelle le Sénat de droite et l’Assemblée nationale de gauche s’étaient entendue. Il s’agissait de transformer en obligation la pratique respectée depuis six ans par les gardes des sceaux successifs de ne nommer les responsables des parquets que sur avis conforme du Conseil de la magistrature.

« Je vois dans l’échec de cette révision constitutionnelle une réticence injustifiable (…) au deuil d’une caporalisation des procureurs », écrit-il, dénonçant une nouvelle fois la « nostalgie d’une justice aux ordres ».

Malgré les ambiguïtés du parquet à la française, à la fois ordonnateur des enquêtes judiciaires et accusateur devant les tribunaux et les cours, Jean-Jacques Urvoas estime que la voie choisie « de manière transpartisane » lui paraît la seule « réaliste ». Une façon de souligner l’avancée inscrite dans la loi Taubira de juillet 2013 qui bannit les instructions du ministère de la justice dans les affaires individuelles. Cela légitime d’autant plus, selon lui, les circulaires de politique pénale adressées aux procureurs généraux des cours d’appel. A eux de piloter en conséquence l’action publique dans leur ressort.

Fantasmes et spéculations

S’il regagne en juin son siège de député du Finistère, on sait déjà quelle sera l’une des préoccupations de ce fervent défenseur des pouvoirs du Parlement. Il plaide ainsi pour que les élus évaluent davantage les lois qu’ils ont votées L’ex président de la commission des lois de l’Assemblée (de juin 2012 à janvier 2016) suggère, aujourd’hui sous sa plume de ministre, au Parlement de regarder de près « le processus de rationalisation » des informations sur les procédures judiciaires en cours que les procureurs font remonter à la chancellerie.

Plus de 50 000 procédures étaient ainsi « signalées » avant la loi de 2013. Il y en avait encore 8 000 début 2017. « Il serait des plus instructifs de revisiter cette question des remontées d’information, laquelle continue à alimenter tous les fantasmes et toutes les spéculations », écrit-t-il. Jean-Jacques Urvoas s’inquiète du « scepticisme » de l’opinion « quant à l’effectivité de l’indépendance de la justice ». Une inquiétude largement partagée.