Demi-finale du concours de l’Eurovision à Kiev, le 11 mai. | EFREM LUKATSKY / AP

La géopolitique ne s’est jamais tenue très éloignée du concours de l’Eurovision. L’édition 2017 de cette grand-messe européenne de la chanson sirupeuse, dont la finale se tient samedi 13 mai à Kiev, n’échappe pas à la règle.

Victorieuse en 2016 et hôte des festivités cette année, l’Ukraine entendait faire de cet événement – peu suivi en France, mais qui bénéficie d’un fort retentissement dans le reste de l’Europe – un outil de rayonnement, un emblème de son ancrage européen.

Peine perdue. La controverse autour de la présente édition dépasse celles sur les traditionnels votes de complaisance entre pays amis ou massivement accordés à la mère-patrie par les représentants de diverses diasporas. Elle a d’ores et déjà été atteinte par l’onde de choc du conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine.

Fin mars, Kiev a interdit d’entrée sur son territoire la représentante de la Russie au concours. Ioulia Samoïlova, 27 ans, avait donné un concert en Crimée en 2015, territoire ukrainien annexé un an auparavant par la Russie. A cette occasion, l’artiste s’était rendue directement dans la péninsule depuis Moscou sans faire tamponner son passeport par la douane ukrainienne. Dans une application tatillonne de la législation, le Service de sécurité de l’Ukraine (SBU) a décidé de lui interdire l’entrée dans le pays pour une durée de trois ans.

Le torchon brûle

Cette décision a immédiatement entraîné une avalanche de critiques, et pas seulement en Russie. L’Union européenne de radiodiffusion (UER), qui organise l’Eurovision, commentait ainsi à l’époque : « Nous devons respecter les lois du pays hôte, mais nous sommes profondément déçus par cette décision qui va à l’encontre de l’esprit du concours et de la notion d’accueil, qui fait partie de ses valeurs. »

Après avoir envisagé des sanctions contre Kiev, l’UER a tenté de trouver une solution de compromis, soit la désignation d’un autre candidat russe, soit la retransmission de la performance de Mme Samoïlova en duplex de Moscou. Moscou n’a pas cédé, préférant annuler sa participation, pendant que les chaînes russes boycotteront l’événement.

La jeune Russe Ioulia Samoïlova à Moscou, le 11 mars. | HO / AFP

La virulence des critiques – Moscou allant jusqu’à évoquer un « nouvel acte révoltant, cynique et inhumain des autorités de Kiev » – doit beaucoup à la personnalité de la chanteuse russe, handicapée depuis sa naissance et qui s’apprêtait à interpréter sa ballade romantique en anglais Flame Is Burning (« une flamme brûle ») en fauteuil roulant.

La colère russe rappelle l’exaspération qui s’était déjà exprimée lors de l’édition 2016, remportée par la chanteuse criméenne Jamala pour une chanson commémorant la déportation par Staline, en 1944, des Tatars de Crimée.

En Ukraine même, de nombreuses voix se sont élevées pour estimer que les autorités du pays était ainsi tombées dans le « piège » du Kremlin, et que cette application scrupuleuse de la loi constituait un désastre en termes d’image. En guise de pied de nez, Ioulia Samoïlova s’est à nouveau produite en Crimée, le 9 mai, soir de la première demi-finale de l’Eurovision.

Quelques heures avant la cérémonie d’ouverture, dimanche 7 mai, les autorités ukrainiennes se sont offert une réédition – en miniature – de la controverse, en annonçant avoir refoulé à la frontière trois journalistes russes, pour les mêmes raisons que celles invoquées à l’encontre de Ioulia Samoïlova.

Fausses notes ukrainiennes

Kiev, ville accueillante et majestueuse, a tout fait pour être à la hauteur de l’événement... et tenter de faire oublier les polémiques. Mais la guerre – qui sévit dans l’est du pays depuis trois ans – n’est jamais loin.

Sur la grande avenue Khreschatyk, fermée à la circulation pour la semaine, les touristes s’arrêtent devant des portraits géants de vétérans de guerre, pour la plupart portant des prothèses. Sur la place de l’Indépendance, théâtre des affrontements meurtriers de la révolution de Maïdan, la Maison des syndicats, brûlée en février 2014 et laissée quasi en l’état depuis, a été miraculeusement recouverte d’une immense tenture affirmant : « La liberté est notre religion. »

La municipalité, qui entend montrer le visage accueillant d’une métropole européenne moderne, a soigné les formes, installant des poubelles neuves ou distribuant les coups de pinceau dans le centre, comme en 2012 quand la ville avait accueilli le championnat d’Europe de football. Les rassemblements et les « fan zones » seront par ailleurs sécurisés par dix mille policiers. Quant à la police, elle a dit ne pas exclure de provocations visant à « décrédibiliser l’Ukraine aux yeux de la communauté internationale ». Une allusion à peine masquée au voisin russe.

En réalité, les fausses notes qui se sont fait entendre sont bien ukrainiennes. Il y a d’abord eu, en février, la démission de vingt et un membres de l’équipe d’organisation qui dénonçaient un manque de transparence dans la gestion de l’événement. Quelques semaines plus tard, une enquête de Radio-Liberté a révélé un potentiel conflit d’intérêts dans l’attribution d’un marché public lié à l’Eurovision.

Autre controverse, celle liée à la volonté des autorités de repeindre l’Arche de l’amitié entre les peuples, une sculpture monumentale en métal datant de l’époque soviétique. L’idée de la peindre aux couleurs de l’arc-en-ciel devait répondre au slogan de cet Eurovision – « Célébrer la diversité » – et marquer la volonté de l’Ukraine post-Maïdan de faire une place plus importante à la communauté LGBT.

Seulement, l’initiative n’a pas plu à des groupes d’extrême droite, qui ont dénoncé une « symbolique perverse » et perturbé les travaux. Un bancal compromis a été trouvé, et la nouvelle arche, peinte seulement à 90 %, sera celle d’une diversité un rien ébréchée.