Des sourires, des embrassades, quelques larmes, et le « V » de la victoire avec leurs doigts. La centaine de « chibanis » (« cheveux gris », en arabe) qui a fait le déplacement jusqu’au conseil des prud’hommes de Paris, est ressortie, peu avant 10 heures lundi 21 septembre, avec le sentiment du devoir accompli. « Ce qui nous satisfait, c’est la reconnaissance de notre travail de cheminot par la justice. L’argent, cela vient après », souligne Abdallah Britel, 62 ans, derrière ses lunettes de soleil. La SNCF vient d’être condamnée pour « discrimination dans l’exécution du contrat de travail » et « dans les droits à la retraite », selon le jugement.

Les plaignants, aujourd’hui presque tous à la retraite, doivent toucher entre 150 000 et 230 000 euros de dommages et intérêts, dont une grande partie de préjudices de carrière. Dans les années 1970, la SNCF avait signé avec eux un contrat à durée indéterminée de droit privé « pour travailleur étranger ». Dans le jargon du rail, on les appelle les « PS25 ». Ces immigrés, essentiellement originaires du Maroc, étaient cheminots mais ne pouvaient pas accéder au statut administratif de « cadre permanent » ou « agent au statut », plus avantageux et accessible aux seuls Français (et, depuis peu, aux ressortissants de l’Union européenne) de moins de 30 ans.

Abdallah Britel a travaillé trente-cinq ans à la traction au dépôt de locomotives de Paris-La Villette. Retraité depuis 2007, il n’a jamais pu accéder aux formations et aux examens internes, indispensables pour monter en grade. « Le pire, c’est qu’à 52 ans, quand j’ai obtenu le statut de cadre permanent, grâce à la nationalité française, j’ai perdu six ou sept niveaux dans la hiérarchie. Les jeunes que j’ai formés sont devenus mes chefs. J’avais le même statut qu’un nouvel embauché. Ce fut très dur psychologiquement », confie-t-il, les yeux embués. A la suite de cet épisode, son salaire avait diminué de 400 euros.

« On m’a dit : “Vous n’avez pas le droit car vous êtes étranger” »

Saïd Eddibes se dit aujourd’hui « soulagé ». Il a connu le même type de mésaventures en 1979, sept ans après son arrivée gare de l’Est. « J’ai demandé à être chef d’équipe. On m’a envoyé dans une école, récapitule le Franco-Marocain, lapidaire. Et puis, le troisième jour, le directeur m’a dit : “Désolé, en fait, vous n’avez pas le droit car vous êtes étranger.” » Son ambition était de devenir chef de distribution, comme beaucoup d’autres, dont certains doctorants.

« A l’époque, on ne connaissait rien de nos droits, s’indigne Mohammed Ngourari, 70 ans dont 41 à la gare de triage de Woippy, en Lorraine, avec une pensée pour ses collègues disparus. On se faisait arnaquer sur nos fiches de paie sans le savoir. »

« A travail égal, traitement égal », martèle l’avocate des cheminots Clélie de Lesquen-Jonas, chaudement applaudie par les chibanis : « Cette récompense morale et financière répare les injustices. Si la SNCF fait appel, on n’hésitera pas à demander plus d’argent, en suivant la jurisprudence européenne. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne négociera pas avec la SNCF dans ce dossier hors normes », prévient-elle.

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Certains cheminots étaient venus accompagnés de leur famille, lundi. Nadia tenait par exemple à assister son père âgé de 75 ans, très discret. Mohammed Bioudi a officié de 1972 à 2005 comme chef de manœuvre à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), où il habite toujours. « Je voyais bien que lui et ses collègues subissaient une forte discrimination. Alors qu’il ne refusait pourtant jamais rien à ses patrons. Il était peut-être trop honnête, trop arrangeant », soupire cette policière, les yeux rivés sur lui. Confiante, elle prie pour que la SNCF ne fasse pas appel. Mais après dix ans de combat judiciaire, elle le concède, « une mauvaise surprise peut vite arriver ».

Lundi matin, la compagnie ferroviaire a indiqué ne pas vouloir commenter la décision du conseil des prud’hommes. Elle a jusqu’au 23 octobre pour faire appel.