Qui ne connaît pas Ali Haddad, PDG du groupe algérien ETRHB Haddad et président du Forum des chefs d’entreprise (FCE), le patronat algérien ? L’homme de 52 ans, incontournable en Algérie au point qu’Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle française, l’a rencontré le 14 février lors de sa visite dans le pays, est dans les petits papiers du président, Abdelaziz Bouteflika… mais également dans les « Panama papers », ces fichiers provenant des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore.

Selon les documents et courriels obtenus par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) sur lesquels ont travaillé plus de 100 rédactions (dont Le Monde), Ali Haddad apparaît comme le bénéficiaire économique d’une compagnie enregistrée par Mossack Fonseca en novembre 2004 aux îles Vierges britanniques. Kingston Overseas Group Corporation (KOGC) est administrée par son fondé de pouvoir, Guy Feite, un Français établi au Luxembourg, qui gère par ailleurs une société offshore au Panama pour le compte d’Abdeslam Bouchouareb, le ministre algérien de l’industrie et des mines. Sollicités à plusieurs reprises, ni Ali Haddad ni Guy Feite n’ont souhaité répondre aux questions du Monde.

Coquille vide

KOGC dispose d’un compte ouvert dans une agence de la banque HSBC située dans le luxueux quartier de Knightsbridge, dans le centre de Londres. Selon les documents en notre possession, le revenu déclaré au titre de l’année précédant l’ouverture du compte, en février 2008, était de 67 000 livres sterling (environ 88 000 euros à l’époque) et le revenu prévu pour les douze mois suivant l’ouverture du compte était de 2,43 millions de livres sterling. Avant l’ouverture de ce compte, une autre compagnie gérée par Guy Feite, Campbell Management Inc., a été désignée pour administrer KOGC.

Spécialisée, selon ses statuts, dans les investissements immobiliers, KOGC est elle-même, depuis janvier 2005, l’administratrice d’une autre compagnie offshore, panaméenne celle-là, également fournie par Mossack Fonseca à Guy Feite : Markham Financial Services Corp. Cette dernière est, depuis le 23 avril 2009, associée dans une autre coquille vide domiciliée au Nevada, aux Etats-Unis : Marbury International Business Group LLC. Le montage est parfait et le nom du patron du groupe ETRHB Haddad n’est apparu qu’à l’occasion d’un inventaire réalisé par Mossack Fonseca, qui a contraint Guy Feite à communiquer dans un courriel datant du 13 avril 2010 les noms des bénéficiaires économiques de quelque 70 compagnies administrées par sa société, la Compagnie d’étude et de conseil (CEC). CEC a alors informé son fournisseur de compagnies offshore qu’Ali Haddad était le bénéficiaire économique de KOGC.

Créé à la fin des années 1980, l’Entreprise des travaux routiers, hydrauliques et bâtiments a été restructurée en 2004 pour prendre la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. ETRHB Haddad est désormais le premier groupe privé de travaux publics d’Algérie. Ali Haddad détient près d’un cinquième des actions du groupe, où il est associé avec ses cinq frères. Ils ont 16 % chacun, les 4 % restants étant répartis entre les six frères à travers Housing Construction Haddad, une société de promotion immobilière.

Un chiffre d’affaires multiplié par cinq en huit ans

ETRHB Haddad s’est diversifié en investissant dans la fabrication de matériaux de construction, l’importation, la transformation et le négoce de bitume, la promotion immobilière et le tourisme. Il est également présent dans le secteur des services, avec la location de matériels de travaux publics ou la gestion de deux petits hôtels dans la ville d’Azeffoun, en Kabylie. Ali Haddad est par ailleurs propriétaire, depuis 2010, de l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA), un club de football évoluant en première division, et détient un groupe médiatique composé de deux quotidiens et de deux chaînes de télévision. Selon des documents en notre possession, Ali Haddad a acheté en décembre 2011 l’Hôtel Palace (ex-Ritz) de Barcelone. Aginyo, Invesiones y Gestiones Inmobiliarias, S.L., société qui appartient à Ali Haddad et dont la gérante s’appelle Radia Bouziane, l’a acheté à la société espagnole Inmobiliaria Sarasate pour 67,6 millions d’euros.

Le groupe a connu son essor avec l’avènement d’Abdelaziz Bouteflika, bénéficiant, d’après une lettre de présentation publiée sur le site du groupe et signée par Ali Haddad, de commandes publiques d’un montant global de près de 200 milliards de dinars (près de 2 milliards d’euros) au titre du seul programme complémentaire de soutien à la croissance économique (2005-2009) coïncidant avec le deuxième mandat du président – soit près de 5 % dudit programme. Le capital social du groupe, qui était de 1,5 milliard de dinars en 2004, est passé à 8,8 milliards de dinars en 2009, tandis que son chiffre d’affaires, qui s’élevait à 7 milliards de dinars en 2006, a frôlé la barre des 39 milliards de dinars en 2014, et atteint 41 milliards de dinars en 2015.

Ces chiffres n’empêchent pas le groupe d’accumuler des retards dans certains projets confiés par les pouvoirs publics, à l’instar du stade de Tizi Ouzou, lancé en 2002 avec, à la clé, une autorisation de programme de près de 35 milliards de dinars, ou plus récemment la réhabilitation du tronçon de 33 km de l’autoroute est-ouest reliant Lakhdaria à Bouira, un projet à 10 milliards de dinars où il est associé avec l’entreprise publique Altro.

Des tubes en acier surfacturés par un fournisseur turc

Pour honorer les gros contrats qu’il n’a pas la capacité d’exécuter, le groupe ETRHB Haddad a eu recours à la sous-traitance, notamment par l’intermédiaire d’entreprises espagnoles et turques. En la matière, les « Panama papers » sont instructifs. Ainsi, selon les documents obtenus, la sous-traitance d’une partie des prestations liées au raccordement de la station de dessalement de Tafsout Honaine au réservoir de Lalla Setti, dans la wilaya de Tlemcen, et au projet de dérivation des eaux de l’oued Al-Harrach, dans la wilaya d’Alger, a donné lieu au transfert de plusieurs millions de dollars à l’étranger.

Pour les besoins des deux projets, un contrat à 10 millions de dollars (environ 9,2 millions d’euros) a été signé avec l’entreprise turque Erciyas Celik Boru, que dirige Ahmet Kamil Erciyas, pour la fourniture de 90 km de « tubes en acier soudés en spirale avec revêtement époxy » de diamètres variant entre 800 mm et 1 400 mm. Or le fournisseur turc a surfacturé ce matériel. Sachant que la masse linéaire d’un tube rond en acier d’un diamètre de 1 200 mm est de près de 180 kg/m et que le prix de la tonne était en moyenne de 350 dollars, cela aurait dû donner un prix autour de 5,5 millions de dollars pour l’ensemble des tuyaux fournis par l’entreprise turque. C’est un peu plus de la moitié de ce qui a été payé dans le cadre de cette transaction.

Erciyas Celik Boru a en outre optimisé les revenus de ses prestations à travers une compagnie domiciliée au Nevada, RGS Steel LLC. Une coquille vide qui sert de paravent à deux comptes, l’un dans une agence de BNP Paribas à Genève, l’autre dans une agence de Credit Europe Bank à Amsterdam. RGS Steel LLC, créée en octobre 2007 et dont le bénéficiaire économique est Ahmet Kamil Erciyas, est elle-même administrée par une coquille seychelloise, Gairns Ltd, laquelle s’était associée entre septembre 2007 et mai 2009 à une autre compagnie nichée au Nevada, Eurogranit LLC. Cette dernière, dissoute en octobre 2009, est managée depuis octobre 2007 par une autre entité seychelloise : Aldyne Ltd. Ce montage offshore, élaboré par la société suisse de services financiers Horizon Investment SA à Genève, est de nature à permettre de ventiler la différence entre le coût réel des tubes et le montant facturé.

Les « Panama papers » en trois points

  • Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.
  • Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.
  • Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.

Cette enquête de Lyas Hallas a été coordonnée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde est partenaire, sur la base des documents « Panama papers » obtenus par la Süddeutsche Zeitung.