Ils n’y prêtent guère attention. Au-dessus du sanctuaire, l’hélicoptère de l’armée bourdonne, fait sa ronde dans le ciel de Djerba chargé de sable, mais les pèlerins n’interrompent pas la fête. Dans la cour de la oukala (caravansérail) de la Ghriba, fameuse synagogue de l’île de Derba, au sud-est de la Tunisie, on danse sous les drapeaux tunisiens. L’orchestre est juché sur l’estrade tandis qu’à l’ombre des arcades fument les braises des brochettes ou les marmites d’huile bouillante des bricks, les crêpes frites enroulées sur un œuf. « Amen » hurle la foule quand l’animateur souhaite un bon mari à une jeune fille en fleur. De l’autre côté de l’allée pavée, les pèlerins sortent du sanctuaire où, après les prières, les femmes ont déposé des œufs sur lesquels sont écrits au feutre une multitude de vœux dans une cavité aux airs de grotte.

Ils sont venus de France, d’Israël ou d’ailleurs, rejoindre entre le 12 et 14 mai leurs coreligionnaires vivant toujours en Tunisie. Le pèlerinage de la synagogue de la Ghriba, dont la première pierre remonterait, selon la légende, à l’arrivée de prêtres fuyant la destruction du temple de Salomon par Nabuchodonosor (en 586 avant J.-C.), est le grand rendez-vous annuel du judaïsme tunisien, témoignage d’un passé aussi riche qu’immémorial. L’émotion des retrouvailles souligne en creux la modestie de l’héritage. De 100 000 avant l’indépendance tunisienne de 1956, les juifs tunisiens ne sont plus qu’environ 1 500, dont la grosse majorité réside à Djerba et à Zarzis.

Un îlot de tolérance confessionnelle

Pourtant, la Tunisie tient à cette présence, bien qu’elle soit déclinante. Elle flatte l’image que le pays se plaît à projeter de lui-même, celle d’un îlot de tolérance confessionnelle et de mémoires plurielles dans un monde d’ostracismes. La visite du premier ministre Youssef Chahed, dimanche 14 mai, à la synagogue témoigne avec éclat de cette ambition. « Berceau de plusieurs religions, la Tunisie est un pays ouvert, tolérant et en réconciliation avec son identité », a déclaré le chef du gouvernement.

De fait, rien n’a été laissé au hasard. Survols d’hélicoptères, tireurs d’élite sur les toits, forces spéciales encagoulées à l’entrée de la synagogue, barrages aux carrefours à proximité et navires de guerre mouillant au large des côtes de l’île : le déploiement sécuritaire autour du pèlerinage est impressionnant. En 2002, un attentat revendiqué par Al-Qaida – un camion-citerne bourré d’explosifs – avait fait 21 morts, dont 14 touristes allemands. Les leçons en ont été retenues.

« Cela ressemble à la sécurité en Israël lors de la visite d’un chef d’Etat », sourit Meyer Boukris, un enfant du pays, très ému de revenir sur les traces de sa jeunesse. Meyer avait quitté la Tunisie en 1981, à l’âge de 9 ans, pour Marseille puis Jérusalem où il est devenu agent immobilier. A Zarzis, bourgade du littoral située entre Djerba et Ben Gardane, à la frontière libyenne, le père de Meyer était marchand de tissus. Il a été poussé à l’exil par le déclin de son activité.

« Comme un juif arabe »

De son enfance tunisienne, Meyer conserve le souvenir d’une « belle vie, paisible », empreinte de « respect mutuel » avec ses amis musulmans. Lui-même parle et écrit l’arabe puisqu’il l’a appris à l’école publique tunisienne, éducation suivie en parallèle à celle dispensée par l’école juive privée où l’on enseignait la Torah et l’hébreu. « Je me considère comme un juif arabe », insiste-t-il. Sous les arcades de la oukala de la Ghriba, Meyer retrouve le climat, la lumière, les senteurs, la musique de son enfance. Le voilà qui interpelle en dialecte tunisien un groupe d’amis de Zarzis, juifs restés au pays.

On insiste sur les circonstances du départ de son père de Tunisie en 1981. « C’était économique, pas politique », précise Meyer. Mais un an plus tard, son frère, qui avait fait le choix de rester, a lui été victime d’une de ces poussées de violence dont les juifs tunisiens ont pu être la cible à intervalles réguliers, retours de flamme des soubresauts la décolonisation ou des guerres israélo-arabes au Proche-Orient.

Le premier ministre Youssef Chahed reçoit un cadeau de la communauté juive de Djerba, lors du pèlerinage de la Ghriba, la synagogue de l’île tunisienne, le 14 mai 2017. | FETHI BELAID/AFP

A Zarzis, l’émeute avait visé la petite communauté juive en représailles des massacres de Sabra et Chatila au Liban en septembre 1982. « Sa maison a été incendiée et il a été sauvé de justesse par une voisine arabe », se souvient Meyer. Mais il se refuse à la rancœur : « Profondément, dans leur cœur, les Tunisiens font la différence entre le conflit israélo-palestinien et les juifs de Tunisie. Si certains éléments arrivent à déclencher des émeutes, ils n’arrivent jamais à les maintenir dans la durée. ».

Cette ambivalence des relations entre juifs et musulmans en Tunisie, une rencontre d’universitaires, organisée dimanche 14 mai à Djerba par l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) et l’Institut français de Tunisie, l’a évoquée sans fard. « Ces relations ont été marquées par la fraternité et la connivence, a souligné Abdelkrim Allagui, professeur à la faculté de sciences humaines et sociales de Tunis et auteur de Juifs et musulmans en Tunisie (Tallandier, 2016). Mais il y a eu aussi des pages sombres et il faut avoir le courage politique de le dire. » Sous les arcades de la oukala de la Grhiba, on ne veut plus trop évoquer ces « pages sombres ». L’heure est aux retrouvailles et chacun en savoure l’infini plaisir.