L’installation vidéo « Passage » du Sud-Africain Mohau Modisakeng. | Courtesy WHATIFTHEWORLD

Le cru africain de la Biennale de Venise 2017 est-il à la hauteur du millésime 2015, où les artistes du continent avaient été portés en majesté par le commissaire américano-nigérian Okwui Enwezor de l’exposition « All the World’s Futures » ? Cette année, malheureusement, les créateurs originaires du continent et de sa diaspora se comptent sur les doigts des deux mains. La commissaire de cette édition, Christine Macel, a invité le Franco-Algérien Kader Attia, les Marocains Younès Rahmoun et Achraf Touloub, le Nigérian Jelili Atiku, le Zambien John Latham, l’Egyptien Hassan Khan et le Malien Abdoulaye Konaté. Si tous ont bénéficié d’un grand espace pour s’exprimer, c’est plutôt dans les pavillons nationaux, d’un professionnalisme inédit, que la présence africaine reprend des couleurs.

A chaque édition, le Zimbabwe fait des étincelles avec des propositions de haute volée. Mais la surprise vient cette année des nouveaux venus et des pays généralement à côté de la plaque. Présent pour la première fois, le Nigeria a pris ses quartiers dans une ancienne école avec deux artistes, Victor Ehikhamenor et Peju Alatise, ainsi que le danseur Qudus Onikeku. Ce dernier sort du lot avec trois vidéos où les corps-à-corps virent à la lutte ou à la parade amoureuse. De la culture yoruba, Qudus Onikeku a retenu une capacité à se mêler à l’autre, une volonté de raviver la mémoire des corps pour aiguillonner la conscience collective.

Le thème de la migration

La Tunisie fait aussi son baptême vénitien à l’initiative de Lina Lazaar. La jeune mécène a choisi comme thème la migration, en partant de chiffres édifiants : en 2015, 65,3 millions de personnes ont été déplacées de force. Plusieurs millions d’entre eux attendent un statut de réfugié. Pour illustrer ce problème, Lina Lazaar a installé au sein de la Biennale deux kiosques où des douaniers fournissent un document de voyage universel et gratuit, qui ressemble à s’y méprendre à un visa. Avec un franc succès : depuis le 9 mai, 8 120 visiteurs ont demandé ce sésame fictif. Chemisette blanche et fez bleu vissé sur la tête, cinq jeunes Tunisiens âgés de 18 à 23 ans ont endossé le rôle de douanier. Plusieurs semaines avant le vernissage, ils avaient répété leur partition avec Lina Lazaar pour surmonter leur trac et parfaire un anglais approximatif.

L’un des deux kiosques du pavillon tunisien où des « douaniers » fournissent un document de voyage universel et gratuit | Luke Walker

« Au fil des jours, ces gosses se sont transformés, raconte Lina Lazaar. Ils sont là à 8 heures du matin, ils refusent parfois la pause déjeuner. Ils prennent la chose très au sérieux car ils veulent représenter correctement leur pays. » Le plus âgé de la bande, Aymen Hajri, est un as de la boxe. Mais à Kram, au nord de Tunis, il tourne comme un lion en cage. Actuellement au chômage, il a enchaîné les petits boulots sans lendemain et tenté par trois fois de se rendre en France, aux Etats-Unis et au Canada. « Je n’ai jamais eu de visa et j’ai toujours été trop effrayé pour tenter de partir clandestinement, confie-t-il. Mais tous les soirs avant de me coucher, j’ai cette question en tête : faut-il rester, faut-il partir ? »

Tous ont promis à leur mère de rentrer pour le ramadan. Mais qui sait ? L’envie de rester, quoi qu’il en coûte, en démange plus d’un. Un risque que Lina Lazaar a tenté de réduire en leur donnant un objectif à plus long terme. « Le but, c’est que, de retour en Tunisie, ils ne se retrouvent pas dans leur trou, insiste-t-elle. On va les aider à financer un projet, une salle de gym alternative et bon marché destinée aux jeunes sans emploi. »

Une installation vidéo saisissante de beauté

La question de la migration occupe aussi le pavillon sud-africain, qui a redoré son blason après l’incurie des dernières éditions. L’Etat a ménagé les symboles en invitant une artiste blanche réputée, Candice Breitz, et un jeune créateur noir, Mohau Modisakeng, dont l’installation vidéo baptisée « Passage » est saisissante de beauté. Articulée sur trois écrans, cette œuvre présente trois personnages, deux femmes et un homme, chacun muni d’un attribut, seul sur une barque qui prend l’eau. Ils se débattent avec les éléments, mais aussi avec la colère et l’oubli, avant l’inévitable noyade.

« Je suis parti de l’histoire de Cape Town, qui est la première colonie européenne en Afrique du Sud, où ont convergé des travailleurs venant notamment des Antilles, explique Mohau Modisakeng. Les problèmes de xénophobie que nous connaissons aujourd’hui tirent leur source de la fondation même de la ville, avec le travail forcé, l’immigration forcée. » Et les milliers de morts noyés au large de cette ville, où se rejoignent les océans Atlantique et Indien. Professeur au Wits Institute, à Johannesburg, Hlonipha Mokoena voit dans cette vidéo plus qu’une simple illustration des déplacements forcés. « En ne permettant pas à ses personnages de toucher terre, Modisakeng illustre peut-être le fait que la décolonisation est un voyage vers une destination inconnue, observe-t-elle. Et il laisse ouverte la question “Où allons-nous atterrir ?”. »

Une fable cruelle

Ces questions ouvertes sont aussi au cœur du pavillon égyptien, d’une qualité inhabituelle. L’artiste d’Alexandrie Moataz Nasr projette sur cinq écrans un film envoûtant, « The Mountain ». Portée par une voix hypnotique, cette fable cruelle raconte le parcours initiatique de Zein, courageuse héroïne qui se libère peu à peu des chaînes parentales, des conventions sociales et, plus que tout, de la peur qui tétanise les habitants d’un village rocailleux. La jeune femme, qui avait fui ce climat angoissant, retourne dans son village pour braver le démon de la montagne, métaphore de la superstition, entraînant dans son sillage des villageois d’abord craintifs.

Cette histoire, Moataz Nasr en avait écrit la trame quand il était enfant. Lorsqu’il relit son conte bien des années plus tard, il décide de donner le rôle central à une femme. « Je voulais montrer comme la vie d’une femme au Moyen-Orient peut être compliquée, raconte-t-il. J’ai trois filles, et aucune ne veut plus vivre en Egypte. Le harcèlement est quotidien. Avoir le sentiment qu’on passe en second dans une société, c’est très dur. Pourtant les femmes représentent notre avenir. Ce sont elles qui peuvent changer le monde. » Moataz Nasr s’étonne que l’Etat égyptien ait accepté de cautionner un tel message progressiste. Et d’espérer que cette première avancée en augure d’autres : « J’ai poussé une porte, c’est déjà bien. »