Les clients du café de Faramarz S., 60 ans, ont fumé le narguilé la matinée entière, vendredi 19 mai. C’est jour d’élection présidentielle en Iran, mais le scrutin ne les passionne pas : la moitié d’entre eux seulement compte voter. Ces hommes forts, tous membres d’une association de lutteurs, sont déboussolés. Il n’y a pas non plus foule dans les bureaux de vote de leur quartier, Molavi, dans le sud déshérité de Téhéran.

« Les candidats passent. Ils nous distribuent de la bouffe, du thé, des stylos, on vote et on ne les revoit plus », dit le patron du café. Ces dernières semaines, Faramarz est resté sourd aux messages d’encouragement envoyés par ses deux enfants, la vingtaine, qui, à Los Angeles, aux Etats-Unis, où ils ont émigré, voteront pour Hassan Rohani, le président sortant.

Son fils étudie à l’université avec une bourse américaine : un beau succès. Sa fille travaille « dans l’une des plus grandes banques d’Amérique, mais je ne me souviens plus du nom… Elle trouve que Rohani est rationnel, et c’est vrai. Il a apaisé les tensions avec l’étranger » en signant l’accord international sur le nucléaire de juillet 2015.

Faramarz se sent coupable de s’abstenir. Mais il est déçu, en colère face à la misère de son quartier. Un jeune homme frêle, probablement drogué, le bras serré dans un bandage ensanglanté, passe dans la cour pour se faire offrir un thé. « A quoi ça lui sert, à lui, que je vote ? », demande Faramarz.

Le principal concurrent de Hassan Rohani, le clerc conservateur Ebrahim Raisi, a voté vendredi à Shahr-e Rey, ville religieuse de la grande banlieue de Téhéran, qui lui est acquise. M. Raisi a mené une campagne populiste, promettant une augmentation des aides sociales aux habitants des zones rurales et des banlieues. Le chômage est en hausse sous la présidence de M. Rohani, qui peine à relancer une économie mise à mal durant les années de sanctions.

M. Raisi s’est employé à remobiliser les nostalgiques de Mahmoud Ahmadinejad (au pouvoir de 2005 à 2013) — il a recruté ses directeurs de campagne et l’essentiel de son futur gouvernement dans l’équipe de l’ancien président. Il a également tenté d’élargir sa base pour happer des électeurs des classes moyennes. Au fil de la campagne, l’écart s’est resserré entre lui et M. Rohani dans les sondages, qui recensaient à la veille du vote plus d’un quart d’électeurs indécis.

« La diplomatie de Rohani m’a beaucoup déçu, dit Javad Khajevand, retraité de 61 ans, dans la cour de la mosquée Hedayat, où il vote, dans le sud de Téhéran. Il ne fallait pas accepter l’accord sur le nucléaire. Rohani a le regard braqué sur l’étranger et ne fait qu’attendre les faveurs de nos ennemis. Nous n’avons pas besoin d’eux. Concentrons-nous sur nos ressources. »

Dans le nord, plus aisé, de la capitale, acquis à M. Rohani, des files d’électeurs se sont formées devant certains bureaux vendredi matin dès avant leur ouverture. De premiers indicateurs annoncent une forte participation à l’échelle nationale, ce qui avantagerait M. Rohani. La candidature de M. Raisi a énergisé son électorat, qui craint un retour aux années d’isolement et de conservatisme social. Aux alentours de 17 heures (12 h 30 à Paris), quelque 20 millions d’électeurs, sur les 56 millions d’inscrits, avaient voté.

Pegah, 35 ans, a vu avec crainte M. Raisi se présenter durant sa campagne en successeur potentiel du Guide suprême, Ali Khamenei, âgé de 77 ans. S’il triomphait au suffrage universel, à la présidentielle, ses chances d’accéder un jour à la magistrature suprême en seraient décuplées. « Avec Raisi, on en prendrait pour quarante ans », dit-elle.

Non loin, Pouran, 53 ans, attend son tour pour voter, assise sur les marches de l’institut religieux Hosseiniyé Ershad. Cette mère de famille a cessé de voter en 2009, après la répression des manifestants qui protestaient contre la réélection de M. Ahmadinejad. Aujourd’hui, elle y retourne pour Hassan Rohani. « Je veux que les sanctions non liées au nucléaire soient levées, que les jeunes aient une vie calme et détendue. Nous ne voulons pas retourner en arrière », dit-elle.

Au café des lutteurs de Molavi, Nader, 26 ans, est « le jeune » de la bande. Il votera pour M. Rohani. En Iran, environ un tiers des moins de 25 ans sont au chômage, mais Nader jongle avec trois boulots — il est taxi et livreur à motocyclette toute l’année, vendeur de fleurs au printemps, de noix et de fruits rouges l’été. Il fait vivre ainsi sa femme et ses trois enfants, et part dès qu’il le peut avec eux pour l’Arménie voisine, pour y sentir un peu d’air libre — il aime Erevan, ses cafés et la nature alentour. « Oh !, ça ne sera jamais comme ça ici, en Iran. Pas avant cinquante ans, dit-il. Mais nous pouvons avoir un peu plus de liberté. » Les bureaux de vote doivent fermer vers 23 heures (20 h 30 à Paris), les résultats sont attendus samedi.