Quinzaine des réalisateurs

Depuis 1964 (Les Enfants désaccordés), Philippe Garrel, fugueur impénitent, tient dans le cinéma français la place d’un Rimbaud qui aurait survécu à sa légende. Place problématique, on le conçoit, frappée depuis toujours par le soleil noir de la mélancolie, par la rupture radicale avec la société et l’art dominant, et devant néanmoins justifier, avec le temps, de sa souveraineté. Ses pairs en sainte colère – un Maurice Pialat, un Jean Eustache, un ­Jacques Rozier, une Chantal ­Akerman, regroupés dans le mouvement orphelin et informel de la post-Nouvelle Vague – auront quant à eux brûlé leurs vaisseaux par interruption fatale ou épuisement insidieux.

Evitant l’un et l’autre de ces sombres rendez-vous, demeurant en ses films aussi régulier que le coucou, Philippe Garrel, 69 ans, parangon de la rigueur et de la vertu artistiques, cherche depuis la mi-temps des années 1980 à s’accommoder de cette survie, sans doute mystérieuse à ses yeux, et à y raccorder une œuvre qui n’aura jamais rien été d’autre, sous des formes différentes, qu’une extension prodigieuse de lui-même.

Le réalisateur et acteur Eric Caravaca à Cannes, le 19 mai 2017. | STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Une sorte d’éternité sentimentale

Le pacte renoué avec la narration, l’inscription dans un circuit de fabrication normalisé, la consécration même dont il jouit depuis lors chez les cinéphiles, n’enlèvent rien au sentiment intime que chacun de ces films est une aiguille indécise hésitant incessamment entre l’arrêt et la suite du temps. D’où cette sensation si singulière, chez Garrel, d’une œuvre rescapée, d’un temps qui hésite et hoquette, d’une sorte d’éternité sentimentale qui se déploie dans son exultation comme dans ses souffrances, d’une présence au monde qui se faufile entre les époques et les générations, y compris celles de sa famille qu’il invite régulièrement à l’écran. Avec, à chaque fois, cette belle et amère certitude que le pire est la seule instance à partir de laquelle on puisse accepter de renaître.

Au chapitre de ce miraculeux programme, L’Amant d’un jour. L’histoire d’une relation amoureuse entre un enseignant d’université quadragénaire (Eric Caravaca, en son beau retour) et une étudiante botticellienne (Louise Chevillotte) qui lui rend la moitié de son âge, triangulée par le retour impromptu de la fille du premier (vaillante Esther Garrel) au domicile paternel, consécutif à une rupture amoureuse. Un étrange ménage s’organise. Les filles ont le même âge, sympathisant en cela, mais se disputant néanmoins les faveurs du même homme, qui en fille, qui en amante. L’amante est solaire, jouisseuse, sans attache. Elle aime la vie, le sexe, les hommes. La fille, plaquée par son petit ami, est sous influence saturnienne. Elle broie du noir, la tentation du suicide n’est pas loin. L’homme de leur vie, qu’on devine échaudé, ne dit ni ne fait pourtant rien qui pourrait l’engager trop loin, avec l’une comme avec l’autre.

Le réalisateur et acteur Eric Caravaca à Cannes, le 19 mai 2017. | STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Partie de bonneteau

Le film, narré par une voix féminine romanesque, tiré au cordeau d’un noir et blanc où poudroie la poussière d’une époque incertaine, évoluera donc avec un homme mûr qui se fige et deux jeunes femmes qui bougent. Autant dire, Messieurs, que l’histoire sera rude. La partie de bonneteau existentiel ici proposée n’en est pas moins d’une plaisante et discrète ironie. Chaque personnage, à la grande roue du malheur et du bonheur, vit en effet deux fois quelque chose sous un signe renversé. Aucune joie, ici, qui ne se paie d’une tristesse, aucune promesse qui ne soit trahie, aucune exultation qui ne se retourne en affliction, aucun désastre qui ne puisse donner lieu à une renaissance.

Au final, c’est un peu le dernier qui perd qui semblera avoir tout perdu. Mais rien n’est dit jamais, rien n’est certain, tout vibre toujours chez Garrel du sentiment de l’incertitude, de la grâce miraculeuse des jeunes femmes, de la beauté fugace, et à chaque fois intensément rejouée, d’un monde de sable dont on sait bien qu’il nous coule entre les doigts et nous ensevelit le cœur.

Film français de Philippe Garrel avec Eric Caravaca, Louise Chevillotte, Esther Garrel (1 h 16). Sortie en salles le 31 mai. Sur le Web : www.sbs-distribution.fr/distribution-france-l-amant-d-un-jour