« Une culture mérite une mémoire. Dans trente, soixante, cent ans, on se demandera comment ces jeux étaient créés. C’est maintenant qu’il faut commencer », assène, d’un ton convaincu, Bertrand Brocard, fondateur de l’association Conservatoire national du jeu vidéo.

A ses côtés, vendredi 12 mai, dans le cadre d’une conférence du Videogame Economics Forum d’Angoulême, Louise Fauduet, cheffe du service multimédia de la Bibliothèque nationale de France (BNF) et Philippe Dubois, président de l’association MO5, à la riche collection de vieux jeux, ordinateurs et consoles.

Tous les trois œuvrent à la même mission : protéger les vieux jeux vidéo de l’oubli. Une vocation née de l’amour du jeu, la nostalgie des premières années, et le goût de la protection des choses contre l’oubli.

Trois profils très différents

Philippe Dubois est ingénieur. Il est né en 1972, comme la première console et le premier micro-ordinateur de l’histoire, et a grandi avec eux. « Je joue depuis mes six ans. Le jeu vidéo fait partie de ma vie. J’ai voulu un jour préserver ma mémoire et la mémoire des gens », explique-t-il d’un ton investi. L’association de conservation de vieilles consoles et vieux jeux qu’il a créée et préside, MO5, compte 60 000 objets intimement liés à l’histoire du média, qu’il transporte d’exposition en exposition.

Une exposition MO5 à l’espace Dagron dans la ville d’Auneau-Bleury-Saint-Symphorien dans l’Eure-et-Loir, du 16 janvier au 3 février 2017. | MO5

Pionnier français du secteur, Bertrand Brocard s’intéresse, lui, aux dessous de l’histoire de la filière. « Je suis dans l’industrie depuis 1982 et j’ai conservé les archives de ma société – je suis l’un des rares à l’avoir fait, les autres entreprises ont tout jeté à la benne », regrette-t-il. Fondateur de l’une des premières entreprises de création française, Cobrasoft, il estime de son devoir d’être là pour donner du contexte aux historiens du jeu vidéo quand ceux-ci s’y intéresseront. « On a tous un peu plus de 60 ans, nous, les vétérans de l’industrie. On a encore un peu de mémoire, mais ça baisse », prévient-il avec humour.

« Eux, c’est le jeu vidéo, moi, c’est la conservation du patrimoine, mais nous sommes tous animés par la passion », rebondit Louise Fauduet, qui dirige le fonds multimédia de la BNF, constituée d’une vingtaine de personnes. Diplômée de l’école de Chartres, lectrice régulière du magazine spécialisé JV, cette historienne de formation veille sur plus de 15 000 jeux vidéo sur le site de la bibliothèque François-Mitterrand, dans le 13arrondissement de Paris.

Des réussites majeures

Ces « gardiens du silicium », comme on pourrait les surnommer, ont chacun à leur manière fait avancer la mémoire du jeu vidéo. De novembre 2011 à juillet 2012, MO5 a fourni toute la collection de l’exposition Game Story au Grand-Palais, à Paris, dont le succès fut à l’initiative de nombreuses manifestations similaires. Elle est depuis régulièrement appelée pour participer aux événements permettant de faire connaître l’histoire du média, de l’exposition Museogame, aux 30 ans d’Ubisoft, en passant par les salons Geekopolis et la Paris Games Week.

Mieux, cette association bénévole qui compte parmi ses membres d’honneur quelques-uns des plus grands noms mondiaux du jeu vidéo, comme Alexei Pajitnov (Tetris), Hideo Kojima (Metal Gear Solid) ou encore Eric Chahi (Another World), est allée exposer au Canada et au Japon. Elle joue un rôle institutionnel au niveau international, aux côtés d’acteurs étrangers majeurs, comme le prestigieux Computerspiele Museum de Berlin. « Nous faisons un travail de lobbying auprès de l’Europe pour protéger le patrimoine du jeu vidéo », détaille M. Dubois.

Sa collection, Mme Fauduet ne l’expose pas (elle se consulte en salle P). Mais elle la préserve des ravages du temps avec un savoir-faire insoupçonné. Chaque objet vidéoludique est protégé par un emballage spécifique. Et la bibliothèque ne s’intéresse pas qu’aux jeux physiques. « On se penche depuis longtemps sur la conservation du numérique, puisque de fait on en a dans nos collections, depuis les disquettes » – support de stockage très prisé dans les années 1980.

Surtout, le service multimédia dispose d’un robot chargé de copier à la chaîne les CD de jeux vidéo, en vue de numériser l’intégralité de la collection. « Cela permet d’avoir des versions immatérielles plus faciles à consulter. » La BNF compte 16 pétaoctets de jeux vidéo numérisés, chiffre en augmentation permanente, et aux perspectives infinies. « Nous n’avons pas de mandat, ce que nous conservons, théoriquement, c’est pour l’éternité », sourit Louise Fauduet, qui revendique « le plus grand fonds de jeux dans une institution publique en France, voire au monde ».

Bertrand Brocard a, de son côté, créé le 15 septembre 2016 l’association Conservatoire national du jeu vidéo (CNJV) à Chalon-sur-Saône, ville d’origine du jeu vidéo français. Elle abrite les cartons qu’il a accumulés. Cet ancien créateur « ne s’intéresse pas au matériel, mais à la partie conception et réalisation. On va de l’idée originale à la boîte. »

Montage d’archives de la collection de Bertrand Brocard. Ici, des documents fournis par Eric Cubizolle, contributeur à la revue « Pix’n Love ». | Conservatoire national du jeu vidéo

Storyboards, croquis, illustrations, carnets, contrats de travail, de diffusion, de droits dérivés, etc. En tout, ce sont deux cents mètres linéaires d’archives des époques de Cobrasoft et d’Infogrames, son entreprise suivante, qui sont à disposition pour consultation. Ses efforts de conservation et la disponibilité de ses archives ont permis à l’historien Colin Sidre de réaliser la première thèse académique sur l’histoire du jeu vidéo en France.

Contre vents et marées

Ces réussites sont d’autant plus méritoires que les obstacles sont nombreux. A l’image du musée suisse de l’informatique et du jeu vidéo, le musée Bolo, qui a lancé lundi 15 mai une collecte de dons pour éviter de fermer, les moyens manquent souvent. M. Dubois aimerait pérenniser l’existence de MO5, qui a également dû faire appel aux dons, et, à terme, créer des emplois. Au lieu de cela, elle repose uniquement sur des bénévoles, recycle depuis des années des affiches aux informations parfois obsolètes, et se finance avec les bénéfices de ses multiples expositions. « Nous ne recevons strictement aucune subvention, raison pour laquelle nous sommes si actifs », explique l’ingénieur.

Des financements, Louise Fauduet en a, elle. Elle dispose d’un cadre juridique favorable : le dépôt légal du jeu vidéo existe depuis 1992, et, à ce titre, chaque éditeur est tenu d’envoyer une version de chaque sortie à la bibliothèque François-Mitterrand. Mais tous ne se respectent pas la règle, et l’institution ne dispose guère de moyen de pression pour contraindre de grandes multinationales.

« Cela nous embête d’avoir une vision faussée du patrimoine national », regrette-t-elle. Dans ces cas, l’équipe essaie de se tourner vers des collectionneurs privés pour réaliser des acquisitions. Mais elle ne peut pas grand-chose pour les jeux mobiles ou exclusivement en ligne.

Bertrand Brocard en 2015, avec la brochure du projet de cité internationale du jeu vidéo, finalement avorté. | William Audureau

Bertrand Brocard a, quant à lui, mis deux décennies avant de créer son conservatoire national. A l’origine il visait une ambitieuse cité internationale du jeu vidéo, avortée faute de soutien politique. « On connaît tous les difficultés d’un projet de musée du jeu vidéo », soupire-t-il. Ses archives ont dormi durant des années dans un sous-sol dijonnais, avant de ressusciter à Chalon-sur-Saône, pour l’instant réservées à un public d’anciens professionnels nostalgiques, de chercheurs, ou de curieux prêts à se perdre pendant des heures dans des cartons non classés. « On a même une kitchenette et une douche pour les accueillir », préfère positiver l’inarrêtable conservateur, tout heureux de pouvoir, enfin, commencer à passer le relais.