Docteur en philosophie de l’université Paris-VIII et directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris, le Canadien Alain Deneault, a publié, en février, De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit. Fruit d’un travail minutieux de deux ans et demi, ce livre de plus de 500 pages détaille comment la firme, par un entrelacs de sociétés, est devenue « une autorité souveraine, capable de rivaliser avec des Etats et de générer un nouveau rapport à la loi ».

Beaucoup de livres ont été écrits sur Total. Pourquoi ce nouvel ouvrage ?

Alain Deneault Nous sommes aujourd’hui confrontés à une firme qui communique énormément, qui commente tout, qui est présente partout et qui dépasse largement ce qu’on peut attendre d’une compagnie pétrolière. Elle est en réalité une autorité souveraine qui s’interpose sur un plan diplomatique, culturel, social, associatif, sportif, politique… J’ai pensé que cette parole, devenue omniprésente, méritait un traitement critique pour éviter que son processus idéologique ne fonctionne trop rondement.

Je me suis donc intéressé à l’abondante documentation de la firme elle-même, ce qui comprend les bilans annuels et les déclarations publiques, mais aussi les sources d’information financées par la firme, comme le site Planète Energies, et ses propres travaux d’histoire. J’y ai ajouté le travail des journalistes, des ONG, des documentaristes.

Qu’avez-vous découvert au cours de votre enquête ?

J’ai abouti à la conclusion que Total est une autorité souveraine d’un genre nouveau, capable de rivaliser avec des Etats et de générer un nouveau rapport à la loi. Elle est composée d’un réseau d’entités indépendantes partout dans le monde, via 882 sociétés présentes dans 130 pays. Aucun Etat n’est à même d’encadrer Total, puisque la firme évolue sur une échelle qui échappe à leur portée législative. C’est une firme qui, en étant éclatée et active dans un très grand nombre de secteurs, ne peut être réduite à la seule filière pétrolière.

Quel est ce nouveau rapport à la loi dont vous parlez ?

Christophe de Margerie [PDG du groupe de 2010 jusqu’à sa mort en 2014] disait : « Tant que ce n’est pas interdit, c’est permis. » Mais cette « légalité » repose parfois sur la complicité d’un Etat, d’autres fois sur la passivité d’un parquet, sur un vide juridique ou sur l’exploitation de la lettre de la loi au détriment de son esprit grâce à une armée d’avocats.

Total profite du fait que les filiales ne sont pas solidaires de la maison-mère et qu’elles sont donc des entités autonomes qui dépendent de la législation du lieu où elles sont actives. Quand Total dit qu’elle a agi légalement aux Bermudes, ça veut dire que sa filiale respectait le droit des Bermudes… Sauf qu’il s’opère parfois un divorce entre la morale élémentaire et la technicité du droit.

Avez-vous un exemple précis ?

En 2006, Christophe de Margerie a été mis en examen en France pour « complicité d’abus de biens sociaux » et « complicité de corruption de fonctionnaires étrangers », car dans les années 1990 il représentait en Irak Total CFP, une ancienne mouture de Total. On le soupçonnait alors, lui et son entreprise, d’avoir contourné le programme onusien « pétrole contre nourriture ». Interrogé par les juges, il a confirmé une partie des accusations mais s’est défendu en disant : « Je ne pense pas que ce soit de la corruption de fonctionnaire mais que c’est l’Etat irakien qui devient déliquescent. La corruption de fonctionnaire, c’est lorsque le fonctionnaire a encaissé les fonds. »

En fait, il a utilisé les bons offices d’un avocat d’affaires pour accéder indirectement aux ressources pétrolières du régime irakien, sans se conformer au programme humanitaire. Christophe de Margerie a été relaxé. Mediapart en a conclu que « la justice française était très mal outillée pour traiter les affaires de corruption internationale », et Le Monde a qualifié ce verdict de « surprenant ».

Vous écrivez que « Total a colonisé l’Afrique à des fins d’exploitation ». Quels leviers ont été utilisés ?

Dans son empire africain, De Gaulle a reproduit le modèle de la Grande-Bretagne dans l’ex-empire ottoman après la première guerre mondiale. Ce schéma consiste à créer des enveloppes juridiques où ce ne sont plus les Etats qui encadrent les sociétés industrielles, mais où ce sont elles qui se créent des Etats sur mesure. Au Gabon, au Congo-Brazzaville et dans une moindre mesure au Tchad ou au Cameroun, une société pétrolière va alors directement relever du pouvoir politique de Paris.

Elf [qui a fusionné avec Total en 2000] va ainsi développer un savoir-faire dans l’exploitation des hydrocarbures, mais aussi dans le renseignement et la stratégie politique afin de se donner des interlocuteurs publics choisis. On va transformer un Etat d’Afrique en une sorte de comptoir, d’émirat.

Quel rôle a tenu Jacques Foccart, secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines de 1960 à 1974 ?

Il fut incontestablement un acteur de premier plan. Sans lui, Total ne serait pas présente au Gabon ou au Congo-Brazzaville, sans parler de l’Angola ou du Nigeria. Son legs appartient aujourd’hui en grande partie à Total.

La firme dit que le passé est le passé. Mais les infrastructures, les brevets, le savoir-faire et les réseaux d’influence sont le fruit d’un passé où les choses ont parfois eu lieu de manière controversée, à la faveur de guerres, de conquêtes, de bombardements et de tractations diverses… Jacques Foccart a été à la source de cette capitalisation. Je pense que Total pourrait dire que « le passé appartient au passé » si elle dédommageait les populations qui ont été lésées par elle dans le passé.

Total est-elle toujours liée aux réseaux de la Françafrique ?

En 1998, date à laquelle la République française n’a plus d’action ni dans Total ni dans Elf, les politiques ont dit que la Françafrique était terminée. En réalité, on a assisté à sa privatisation. Et Total est devenue une firme apatride comme une autre, qui a hérité de réseaux d’influence, de savoir-faire et de modalités qui lui permettent d’exercer des pressions pour arriver à ses fins sur le continent africain. On notera qu’elle n’est plus véritablement française puisque 72 % de ses actions ne sont pas détenues par des actionnaires français.

Si on pouvait réécrire l’Histoire, quelle serait la solution ?

Plusieurs pays ont vu une telle firme s’ériger comme un pouvoir et en ont payé le prix fort. Les multinationales pétrolières ont été créées il y a une centaine d’années pour que ne puissent pas exister de petites structures, des PME ou des coopératives, capables de se livrer à une concurrence libérale. Elles auraient été suffisamment petites pour que les Etats puissent vraiment les encadrer. Les Etats auraient ainsi pu planifier l’exploitation de leur pétrole sur le long terme afin que leurs gisements ne soient pas siphonnés en un siècle et demi.

De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit, coédition Rue de l’échiquier et Ecosociété, 512 pages, 23,90 euros.