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Et voici que les enfants eurent entre leurs mains des téléphones cellulaires. De cette engeance surgit une abomination universelle qui fit de la terre des hommes une géhenne dont aucun ne fut sauvé. Happy End, chapitre de l’Apocalypse selon Michael Haneke.

En Occident, Steven et Anna engendrèrent Kim et Bob. Pour avoir répandu le sang du père de Martin, Bob fut condamné à sacrifier l’un de ses enfants, alors qu’il avait fait le serment de préserver toute vie. Mise à mort du cerf sacré, tragédie grecque pour le cinéma de Yorgos Lanthimos.

Ceci pour donner un aperçu de l’atmosphère de fin des temps qui s’est abattue sur Cannes avec les projections successives des films du vétéran autrichien et de l’étoile montante grecque, lundi 22 mai. L’un et l’autre poussent violemment une famille vers l’abîme, faisant d’une dynastie d’entrepreneurs de Calais ou d’un couple de médecins nord-américains l’incarnation d’une façon de vivre condamnée et condamnable. Au-delà de l’angoisse et du pessimisme, le fossé entre ces deux films est aussi large que celui qui sépare un sermon d’une tragédie.

« Happy End », excès dramatiques et ennui

Car, pour Happy End, Michael Haneke remonte en chaire. Après avoir posé sur les vieux époux d’Amour un regard plein d’une compassion effrayée, il jette sur le clan d’entrepreneurs calaisiens de Happy End un anathème sans appel, collant le spectateur contre un mur d’indignation en le sommant de partager la répulsion que le cinéaste éprouve à l’égard de ses propres créatures.

De la petite fille (Fantine Harduin) qui a peut-être tué sa mère, au grand-père (Jean-Louis Trintignant), qui a engendré deux générations de monstres, les Laurent ne savent que faire le mal. Que leurs ouvriers meurent sur un chantier, qu’ils trompent leurs conjoints afin de satisfaire des pulsions que le scénario détaille pour faire comprendre à quel point elles sont contre-nature (c’est Mathieu Kassovitz qui doit se débrouiller avec ce personnage d’époux veule et libidineux), les Laurent sont répugnants.

Ils sont à peine distrayants. Isabelle Huppert reprend un registre dans lequel elle à fait ses preuves – la femme sans cœur – mais l’écriture et la mise en scène lui interdisent d’emmener très loin son personnage. Jean-Louis Trintignant, seul, est autorisé à préserver un moment une part de mystère, qu’une longue scène explicative finit par dissiper, en fin de film.

Happy End a été tourné à Calais, et les migrants qui parcourent la ville et en peuplent les abords sont utilisés ici d’abord comme des éléments de décor, puis comme des figurants destinés à démontrer à la fois l’iniquité du clan et la vanité de la tentative de rédemption de l’un de ses membres. On retrouve les constructions théoriques et les erreurs tonales des films que Haneke a réalisés à son arrivée en France, Code inconnu ou Caché.

L’habileté de la mise en scène, dont on reconnaît les formules (scènes filmées de si loin qu’on n’entend pas ce qui se dit, recours à des images prises par d’autres appareils que la caméra du réalisateur), ne suffit pas à lever l’ennui de cette déploration qui finit par tourner le dos à la réalité qu’elle veut dénoncer à force d’excès dramatiques.

« Mise à mort du cerf sacré », vieux cérémonial et actes troublants

Le cas des docteurs Murphy, Steven et Anna est autrement intéressant. Il (Colin Farrell) est cardiologue, elle (Nicole Kidman) ophtalmologue. Ils vivent dans une grande ville nord-américaine générique, en une belle maison où leurs deux enfants, Kim (Raffey Cassidy), une adolescente, et Bob (Sunny Suljic) un petit garçon, croissent harmonieusement. À l’insu de sa famille, Steven entretient une relation mystérieuse avec Martin (Barry Keoghan), un garçon d’environ 16 ans qui exerce sur lui un inexplicable ascendant.

Yorgos Lanthimos revient à des procédés utilisés dans Canine ou The Lobster, des dialogues empesés dits d’un ton monocorde qui mettent en évidence l’absurdité des échanges quotidiens, une mise en scène qui force les personnages à se soumettre aux architectures dans lesquelles ils évoluent. La géométrie de l’hôpital où exerce Steven, les recoins intimes de la grande maison familiale sont autant de cages ou de pièges.

Il apparaît très vite que, si Steven tolère Martin dans son existence, et bientôt dans celle de sa famille, c’est qu’il fut le chirurgien du père du jeune homme, mort sur la table d’opération. Et qu’il lui faudra payer cette faute. Yorgos Lanthimos, qui se réfère explicitement à l’Iphigénie en Aulis d’Euripide à l’occasion d’un détour par le lycée de Kim, ne voit pas dans ce tribut l’excroissance monstrueuse d’une société malade. Par séquences de plus en plus impressionnantes, dans lesquelles les corps qui énonçaient des platitudes se tordent de douleur, le metteur en scène impose la loi de la tragédie : le malheur appelle le malheur, la souffrance, la souffrance, jusqu’à ce qu’un paroxysme permette de les dépasser.

Ce vieux cérémonial peut-il encore opérer au XXIe siècle, qui veut trouver un remède à chaque mal, qui croit qu’il est possible d’arrêter la montée des eaux, de neutraliser les virus et les astéroïdes ? Lanthimos prend en compte cette question (on entend Colin Farrell, par ailleurs remarquable, discourir sur les progrès de la chirurgie), mais lorsqu’il s’agit de mettre en scène le climax de sa tragédie, on le sent un peu dépourvu. Ce qui n’enlève rien aux actes précédents, troublants et foisonnants.

Film français et autrichien de Michael Haneke. Avec Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Mathieu Kassovitz (1 h 50). Sortie en salle le 18 octobre.

Film britannique, irlandais et grec de Yorgos Lanthimos. Avec Colin Farrell, Nicole Kidman, Barry Keoghan (2 h 01). Sortie en salle le 1er novembre.