Pour le sociologue François Dubet, le modèle de l’égalité des chances sur lequel est fondé la société d’aujourd’hui a fait perdre leurs repères aux Français, qui se sentent tous en situation d’inégalité sur un sujet ou un autre.

Francois Dubet, professeur de sociologie a l'universite de Bordeaux et directeur d'études a l'Ecole des hautes études en sciences sociales, en 2013. | HAMILTON/REA

Les Français estiment très ­majoritairement que les inégalités ­explosent. Pourquoi sont-ils, plus que partout dans le monde, si sensibles et pessimistes sur le sujet ?

De nombreux Français ont vécu la longue période de réduction régulière des inégalités sociales amorcée depuis la Libération, et cette dynamique a connu un coup d’arrêt à la fin des années 1990. Depuis, les inégalités n’ont pas vraiment « explosé » : même si les très riches se sont encore enrichis, l’écart entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres s’est réduit depuis 2010. Pourtant, l’écrasante majorité des Français pense vivre dans une société d’inégalités intolérables.

Cette distorsion s’explique d’abord par le triomphe culturel du droit à l’égalité. Les Français se sentent de plus en plus égaux en termes de droits fondamentaux ; du coup, des inégalités qui étaient autrefois fortes mais non perçues comme intolérables sont ressenties aujourd’hui comme scandaleuses. La situation des femmes s’est par exemple très sensiblement améliorée, mais elles ne supportent plus des inégalités que leurs mères ou grands-mères estimaient, elles, bon gré mal gré, dans l’ordre des choses. De la même ­manière, les enfants d’immigrés n’acceptent plus les inégalités qui pouvaient aller de soi pour leurs ­parents. A l’école, également, l’injonction à l’égalité de réussite s’étant renforcée, les inégalités sont bien plus mal tolérées. La scolarisation étant plus longue, les inégalités scolaires deviennent plus insupportables que lorsque la moitié des élèves quittait l’école à 14 ans puis à 16 ans.

Chaque Français peut, selon vos ­travaux, se trouver au moins une raison de se sentir discriminé ou victime d’une inégalité. Pour quelles raisons et par quel mécanisme ?

L’expérience des inégalités s’est profondément transformée. L’ancienne société industrielle était structurée par des classes sociales ; les inégalités étaient assises sur une position dans un système qui était certes injuste mais stable. Quand vous étiez ouvrier, vous étiez inégal en termes de revenus, de consommation, d’accès à la culture, d’influence politique, mais cette inégalité avait une forme d’homogénéité ; elle était réelle et forte. Je ne le défends pas, mais c’était un monde de structures très organisées qui ne mettaient pas en cause l’individu de la même manière qu’aujourd’hui, dans une société où les inégalités ne forment plus système et sont devenues illisibles, ­incompréhensibles, angoissantes.

Chacun a l’impression de vivre dans un monde aux inégalités multiples, selon le critère de comparaison qu’il choisit. On peut ainsi s’estimer relativement égal en termes de revenus, mais inégal en termes de précarité, d’accès aux services publics, de genre, d’origines culturelles, de santé, de territoires… Cette individualisation des inégalités exacerbe les comparaisons au plus proche de soi et les sentiments d’injustice qui en découlent. C’est d’ailleurs pour cette raison que les inégalités d’accès aux divers biens de consommation sont plus perçues que les inégalités de patrimoine, pourtant beaucoup plus fortes, mais qui restent relativement « cachées ».

Ce système d’inégalités « individualisées et multiples » est-il une ­explication au sentiment de l’individu de ne plus être représenté et à la ­volatilité de l’électorat qui en est la conséquence ?

Oui, en grande partie. Dans la ­société industrielle, les classes sociales et leurs conflits avaient fini par trouver une expression dans le système politique. Ce n’est plus le cas. Les terrains d’inégalités se multipliant, chacun peut avoir le sentiment de n’être ni représenté ni entendu selon chaque dimension de son identité sociale, « en tant que » fonctionnaire, cadre, ouvrier, femme, minorité, jeune, retraité, rural, périurbain… Les partis s’adressent donc à des publics fractionnés, comme le montrent les dizaines de propositions de leurs programmes. Et ceux qui parviennent à mobiliser de larges électorats le font dans des catégories relativement indéterminées mais symboliquement efficaces. Ils opposent le peuple aux élites, les Français aux autres, les oubliés aux nantis… On rêve d’un retour à un âge d’or perdu, on essaie d’inscrire les sentiments d’injustice dans des cadres identitaires et moraux, bien plus que sociaux. Le sentiment d’injustice ­devient un ressentiment.

Aujourd’hui, il est moins question de réduire les inégalités que de donner à chacun une opportunité de réussir. La France a toujours un imaginaire de la justice sociale. Souffre-t-elle plus que d’autres de ce bouleversement de son modèle social ?

Je le pense, en effet. Longtemps, en France et dans les pays sociaux-démocrates européens, la justice ­sociale a consisté à réduire les inégalités entre les positions sociales grâce à l’Etat-providence et à la redistribution. Aujourd’hui, cette conception recule devant le modèle de l’égalité des chances : chacun devrait pouvoir atteindre toutes les positions sociales en fonction de son mérite.

Ce modèle a deux effets contradictoires. D’un côté, il accentue les ­sentiments d’injustice liés aux discriminations, tout en justifiant les inégalités subies par ceux qui sont soupçonnés de ne pas avoir assez de mérite : plus les sociétés croient au mérite, comme aux Etats-Unis, plus elles ­tolèrent les inégalités ­sociales. De l’autre, ce modèle de ­justice identifié au libéralisme ­provoque un sentiment d’abandon. Celui-ci est particulièrement fort en France, où les institutions et l’Etat protégeaient les positions des individus dans un système inégalitaire, parfois plus qu’aujourd’hui, mais qui semblait stable et robuste. Pour cette raison, le sentiment d’inégalité est associé à un profond pessimisme collectif : la société et la nation nous abandonnent. Cependant, pour eux-mêmes, les individus sont plus confiants : « Le monde va beaucoup plus mal que moi. » Tant que le chômage restera aussi élevé, il sera difficile d’échapper à ce sentiment.

Entretien extrait d’un supplément réalisé en partenariat avec le Conseil économique, social et environnemental.