Depuis une vingtaine d’années, la valeur du patrimoine des ménages a augmenté beaucoup plus vite que leurs revenus. Il représente aujourd’hui près de 11 000 milliards d’euros, plus de huit années de revenus, soit deux fois plus qu’il y a vingt ans. Les flux annuels d’héritages ont également fortement augmenté pour atteindre 250 milliards d’euros. Ces flux continueront de croître à l’avenir du fait du décès des générations nombreuses et prospères du baby-boom. Nul ne peut prédire aujourd’hui l’effet de cette vague d’héritages sur le niveau général d’inégalité de patrimoine dans notre pays.

Dans les années qui viennent, il est pourtant essentiel, pour éclairer le débat public, de mesurer régulièrement et précisément les inégalités de patrimoine. Or, alors que nous disposons d’une mesure mensuelle de l’inflation, d’une mesure trimestrielle de la croissance et d’une mesure annuelle des inégalités de revenus, l’inégalité de patrimoine n’est mesurée que tous les cinq ans par les enquêtes ­« Patrimoines » de l’Insee. Grâce à cette photographie quinquennale, nous savons que le patrimoine est beaucoup plus concentré que le revenu : les 10 % des ménages les plus favorisés concentrent plus de la moitié du patrimoine, contre un quart des revenus, et près de la moitié de la ­population n’a quasiment aucun patrimoine. En outre, le capital est de plus en plus détenu par les ménages les plus âgés : alors que le patrimoine médian des quadragénaires était très proche de celui des sexagénaires au milieu des années 1980, il est deux fois plus faible aujourd’hui.

L’enquête de l’Insee est précieuse, mais elle a deux limites : elle ne peut pas être réalisée chaque année et, du fait qu’elle reste un sondage, elle capte mal les très grandes fortunes. Bertrand Garbinti, ­Jonathan Goupille-Lebret et Thomas ­Piketty, qui travaillent sur des sources fiscales, viennent d’estimer qu’elle pourrait sous-évaluer de 6 points la part détenue par 1 % des plus fortunés.

Open data

A l’heure de la patrimonialisation de l’économie, les causes et les conséquences de l’évolution de la concentration du capital doivent faire l’objet d’une discussion plus ouverte et mieux renseignée. Cela commence par une mesure régulière de l’inégalité des patrimoines, ­accessible au grand public. Les données fiscales récoltées chaque année, qui ont le mérite d’être exhaustives sur la population, pourraient être mobilisées en ce sens. La France ne dispose pas de données sur l’ensemble des patrimoines de tous les ménages. En revanche, les fortunes au décès font l’objet d’une déclaration dès lors que l’actif brut dépasse 50 000 euros. A partir de cette année, ces déclarations seront d’ailleurs rassemblées dans une base de gestion qui permettra des traitements statistiques.

Il n’existe donc plus d’obstacle à une publication annuelle de la distribution des fortunes au décès. Croisée avec des données démographiques (le taux de mortalité par âge, par exemple), la base de gestion peut fournir une photographie des patrimoines chaque année. C’est pourquoi cette information doit être publiée, comme l’est par exemple la distribution des revenus fiscaux de référence déclarés au titre de l’impôt sur le revenu. Les distributions de fortune au décès par département pourraient aussi être communiquées. ­Elles permettraient de suivre l’évolution des inégalités entre territoires, notamment entre les grandes métropoles et le reste du pays. Un progrès majeur pour le débat public, qui ne serait en fait qu’un retour à la pratique de l’open data que le ministère des finances pratiquait… au début du XXsiècle !

Par Clément Dherbécourt, économiste à France Stratégie

Tribune extraite d’un supplément réalisé en partenariat avec le Conseil économique, social et environnemental.