Le réalisateur lituanien Sharunas Bartas à Cannes, le 22 mai 2017. | STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Quinzaine des réalisateurs

En approche à la Quinzaine, le passage annoncé du nouveau film de Sharunas Bartas, mardi 23 mai, aurait dû, si ce monde marchait sur ses pieds, jeter l’effroi dans le cœur des festivaliers et transformer la Croisette en banquise. Bartas, Lituanien de 52 ans, pour le dire en langage Game of Thrones, est le « marcheur blanc » du cinéma mondial. Venu de l’autre côté du froid, il est le prince de la mélancolie fatale, du plan qui cristallise, des sentiments qui expirent, du monde qui s’efface. Bientôt trente ans que cette œuvre confidentielle, d’une admirable beauté formelle et d’une douleur sans fond, fait ­vivre cette couleur rare, ce blanc tremblant de la ténuité des choses et des êtres, sous le grand chapiteau du cinéma mondial.

Inaugurée en 1991 avec Trois jours, dans lequel jour la renversante et slavissime Katerina Golubeva – qui deviendra son actrice principale et sa compagne –, son œuvre, notamment saluée par Claire Denis et Leos Carax, compte moins d’une dizaine de longs-métrages. La France étant un pays béni des dieux, on les y a tous vus, et donc noté depuis Seven Invisible Men (2005) le léger infléchissement d’une création qui regarde davantage du côté du cinéma de genre, fût-ce pour le diluer inexorablement, et réaffirmer le primat de la sensation et de la composition sur l’action et la narration. De quoi mettre un peu sur les nerfs, mais le résultat est tellement magnifique… Frost, qu’une salle bien pleine et aimablement inconsciente découvre à Cannes en ce jour, renchérit une fois de plus sur la malicieuse entourloupe.

Mantas Janciauskas et Lyja Maknaviciute, les acteurs du film « Frost », réalisé par Sharunas Bartas, à Cannes, le 22 mai 2017. | STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Un grand film d’amour

Un jeune couple de Lituaniens s’y retrouve, un peu par hasard et au terme d’une décision hâtivement prise, au volant d’une camionnette bourrée de vivres et de vêtements à destination des militaires ukrainiens qui défendent le territoire national contre les séparatistes russes. Munis de quelques laissez-passer et de leur inexpérience en matière d’action humanitaire, ils ne se doutent pas qu’un long et pénible périple les attend jusqu’au front. Fort de cette entame, le spectateur attend quant à lui quelque chose qui s’annonce à la fois comme un road-movie, un film engagé, peut-être même un film de guerre. Si rien de tout cela n’est évidemment étranger à Frost, on sera probablement plus près de la vérité en disant qu’il s’agit plutôt d’un grand film d’amour.

Vanessa Paradis dans le film lituanien de Sharunas Bartas, « Frost ». | LUXBOX

Vanessa Paradis est absolument admirable dans le rôle d’une femme qui confie son désarroi amoureux au jeune Rokas

Il faudra en effet pas mal de temps pour s’apercevoir que Rokas et Inga se sont vraisemblablement engagés dans cette aventure intempestive peut-être moins pour s’éprouver comme citoyens du monde que comme couple. Frost serait à ce titre une sorte de Voyage en Italie (Rossellini) septentrional et postmoderne, au cours duquel un couple d’amoureux se perd dans les nuits alcoolisées et les steppes ­enneigées, avant de mesurer, devant le danger réel de la guerre enfin atteinte, enfin étreinte, à quel point l’imminence de la mort rend précieux l’amour et la vie.

Ce long voyage est d’ailleurs traversé de moments magnifiques. Le surréalisme de cet hôtel luxueux où se retrouvent une délégation d’humanitaires, les discours dont ils s’abreuvent, l’épreuve de l’infidélité qui s’y joue, avec une Vanessa Paradis absolument admirable dans le rôle d’une femme qui confie, au creux de la nuit, son désarroi amoureux au jeune Rokas. Plus loin, ces plans de neige et de désolation qui disent l’ultime et atroce vérité de la guerre, qui consiste simplement à tuer ou à être tué. Tout meurtri qu’il soit, l’humanisme de Bartas est là.

Frost – New clip as shot (1/3) official from Cannes

Film lituanien de Sharunas Bartas avec Mantas Janciauskas, Lyja Maknaviciute, Vanessa Paradis (2 h 13). Sortie en salles non précisée. Sur le Web : www.luxboxfilms.com/frost et www.quinzaine-realisateurs.com/qz_film/frost