S’agit-il de la « guerre contre la corruption », plusieurs fois annoncée par le gouvernement tunisien, ou d’un règlement de comptes entre élites économiques ? Depuis mardi 23 mai, les arrestations de personnalités du monde des affaires se multiplient en Tunisie.

« Elles sont impliquées dans des affaires de corruption et soupçonnées de complot contre la sûreté de l’Etat par leur incitation et le financement présumé de mouvements de protestation à Al-Kamour [dans la région de Tataouine] et dans d’autres régions », a déclaré à l’AFP un haut responsable tunisien, sous couvert d’anonymat. Mais il n’y a pas eu d’explication officielle sur les motifs de ces arrestations, et l’on ne sait pas où se trouvent les personnes en question.

Parmi elles figure Chafik Jarraya, « homme d’affaires » qui revendique des liens avec les politiques, les médias, et notamment une « amitié » avec Abdelhakim Belhadj, chef du parti islamiste libyen Al-Watan. Il y a également Yassine Chennoufi, lui aussi présenté comme un « homme d’affaires », ancien douanier et candidat à l’élection présidentielle de 2014. Et la liste continue de s’allonger : au moins cinq personnalités auraient été interpellées.

Un contexte tendu

Ces arrestations interviennent dans un contexte particulièrement tendu. Depuis plusieurs semaines, des manifestations ont lieu à Tataouine, une région défavorisée du sud du pays, pour obtenir une répartition plus équitable des revenus pétroliers ainsi que des emplois dans les entreprises du secteur. A la suite d’une opération policière lancée lundi pour mettre fin au sit-in à proximité des champs pétroliers, un manifestant est mort après avoir été percuté par un véhicule de la garde nationale. Les postes de police et de la garde nationale ont ensuite été incendiés.

Autre source de tension : le mouvement d’opposition au projet de loi dite de « réconciliation économique » – soutenu par le président de la République, Béji Caïd Essebsi – s’est étendu. Ces dernières semaines, plusieurs régions ont manifesté contre ce texte qui permettrait l’amnistie – sous certaines conditions – des fonctionnaires et des hommes d’affaires impliqués dans des affaires de corruption sous l’ancien régime de Zine Al-Abidine Ben Ali.

Enfin, les révélations d’Imed Trabelsi, le neveu de Leïla Trabelsi, épouse du président déchu Ben Ali, lors des auditions publiques de l’Instance vérité et dignité (IVD) chargée de la mise en place de la justice transitionnelle en Tunisie, ont sonné comme un coup de grâce. L’homme a dévoilé les mécanismes et l’ampleur de la corruption dans la douane et le milieu des affaires, avec la complicité des politiques.

A la suite de l’audition de cette personnalité emblématique du régime de Ben Ali, le ministre de la justice, Ghazi Jeribi, a saisi le parquet. Toutefois, « aucun pôle du tribunal de première instance de Tunis n’a été informé des arrestations de MM. Jarraya et Chennoufi. Aucun mandat d’amener n’a été émis », affirmait Sofiane Selliti, le porte-parole du tribunal, mercredi matin au Monde Afrique.

Etat d’urgence

« La législation portant sur l’état d’urgence est la seule possibilité pour le ministre de l’intérieur de mettre aux arrêts des citoyens sans passer par la justice », précise Faycal Jadlaoui, avocat de Chafik Jarraya, qui a cherché son client dans différents services du ministère de l’intérieur, en vain. Me Jadlaoui s’est également adressé à la caserne militaire de l’Aouina, qui a nié la présence de M. Jarraya.

« Plusieurs sources nous ont pourtant dit que mon client avait été détenu à la caserne militaire, en coordination avec le ministère de l’intérieur. Il aurait ensuite été déféré à une brigade d’investigation, explique-t-il, sans pouvoir préciser laquelle. Il serait en résidence surveillée et nous souhaitons savoir où il se trouve précisément. » Selon le fils de Chafik Jarraya, qui s’est exprimé sur sa page Facebook, « les bureaux et le domicile de [son] père ont été fouillés ».

Le recours à la base légale de l’état d’urgence pour procéder aux arrestations pourrait toutefois fragiliser les poursuites : l’état d’urgence est régi par un décret présidentiel datant de 1978. Il n’est pas en phase avec la Constitution tunisienne, qui prévoit un contrôle parlementaire de cet état d’exception. Dernièrement, certaines assignations à résidence basées sur ce décret ont même été cassées par le tribunal administratif.

L’arrestation de Chafik Jarraya a en tout cas fait grand bruit. L’homme est un personnage sulfureux. Originaire de Sfax, à la tête de plusieurs entreprises « employant plus de 4 000 personnes » dans le secteur de l’agroalimentaire, il se présente comme un autodidacte : sorti de l’école très jeune, puis vendeur à la sauvette. Ses liens avec les Trabelsi – la belle-famille de l’ex-président Ben Ali – lui ont permis de se faire une place dans le monde des affaires : il est notamment surnommé « Chafik Banana » pour avoir dominé le marché de l’importation de bananes avec… Imed Trabelsi.

Politiquement influent

Depuis 2012, M. Jarraya s’est aussi illustré par ses sorties médiatiques : fin 2016, il affirmait avoir « acheté » des journalistes. L’homme ne s’est jamais présenté à aucune élection, mais il est politiquement influent. Il a adhéré au parti Nidaa Tounes, fondé en 2012 par l’actuel président de la République, avant de s’en retirer en 2015. Il dispose d’un réseau de politiciens et d’élus qui s’affichent en sa compagnie lors de ses déplacements.

M. Jarraya a indiqué à plusieurs reprises être à la disposition des autorités judiciaires pour toute enquête sur sa fortune, que beaucoup attribuent à la contrebande et à des passe-droits obtenus grâce au versement de pots-de-vin. En octobre 2016, il avait même défié le chef du gouvernement dans une intervention télévisée sur la chaîne Elhiwar Ettounsi. « Youssef Chahed n’est même pas en mesure de mettre une chèvre en prison », avait-il affirmé. Il semble que l’intéressé ait décidé de relever le défi.

M. Chahed s’est succinctement exprimé mercredi soir : « Dans la guerre contre la corruption, il n’y a pas d’alternative. C’est ou la corruption ou l’Etat, c’est ou la corruption ou la Tunisie. Moi, comme tous les Tunisiens, j’ai choisi l’Etat, j’ai choisi la Tunisie. Je veux rassurer tous les Tunisiens, le gouvernement prend toutes ses responsabilités, il mène la guerre contre la corruption jusqu’au bout. Je demande aux Tunisiens de rester unis dans cette bataille et de rester debout pour la Tunisie. »

Pour Mouheb Garoui, cofondateur de l’association anticorruption I Watch, la prochaine étape de cette « bataille » devrait viser « les hommes d’affaires du sérail, ceux qui sont intégrés à l’Utica [Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat] », le syndicat des patrons en Tunisie.