Le 11 avril, la maison de luxe Louis Vuitton organisait un fastueux dîner au Musée du Louvre, sous le regard de Mona Lisa. L’invité d’honneur de la soirée ? Le plasticien américain Jeff Koons, qui signait pour le maroquinier français la collection Masters. Cinq lignes de sacs conçus par l’artiste de 62 ans, dont chacune reproduit une toile majeure de l’histoire de l’art. La Joconde évidemment, mais également un Rembrandt, un Fragonard, un Van Gogh, un Rubens et un Titien issus d’autres grands musées (Kunsthistorisches de Vienne, National Gallery de Londres, Guggenheim de Bilbao…).

Un grand dîner au Louvre a été organisé par Louis Vuitton, le 11 avril. | Grégoire Vieille

À cela, Koons a ajouté le nom de l’artiste en lettres dorées, transformant De Vinci ou Fragonard en logo. Aujourd’hui en boutique chez Vuitton, la ligne Masters apparaît symbolique à plusieurs titres : non seulement elle révèle l’attitude de Koons à l’égard des conventions, qui dit voir dans cette ligne une « célébration de l’humanité », souligne l’intérêt ancien de Vuitton pour le secteur de l’art, mais scelle surtout l’union controversée entre le monde des musées et celui du luxe.

Une alliance qui crée la polémique

L’idée de ce mariage tire ses origines des pays anglo-saxons, où les lieux voués à l’art sont majoritairement privés, contrairement à la tradition publique française. En 2000, Thomas Krens, alors directeur du Guggenheim de New York, avait défrayé la chronique en organisant une exposition consacrée à la marque Armani, huit mois après la donation de 15 millions de dollars du créateur italien à la fondation.

En 2000, le Guggenheim de New York suscitait la polémique en consacrant une exposition à Armani peu de temps après une généreuse donation du créateur italien. | David LEFRANC/Gamma-Rapho via Getty Images

En 2015, Max Mara sortait un sac dessiné par l’architecte Renzo Piano pour célébrer son bâtiment pensé pour la réouverture du Whitney Museum à New York. Pour l’occasion, la marque italienne avait financé un dîner organisé dans l’enceinte de l’établissement. Mais la plus grande polémique date de 2007, lorsque, à l’occasion de l’exposition de Takashi Murakami au MOCA de Los Angeles, une boutique éphémère Vuitton fut installée au beau milieu de l’exposition pour vendre les sacs nés de la collaboration avec l’artiste nippon. « Conformément à la formule prophétique d’Andy Warhol, le musée est devenu littéralement magasin et a perdu en quelque sorte son âme dans l’opération, analyse Christophe Rioux, directeur du pôle luxe et industries créatives à l’Institut supérieur de commerce de Paris. Le cas de Vuitton en 2007 illustre à merveille la stratégie du “cheval de Troie” utilisée par l’industrie du luxe pour s’introduire dans les musées. »

En 2015, l’Italien Max Mara s’exposait au Whitney Museum à New York et finançait un dîner organisé dans l’enceinte du musée. | BFA NYC

Le Louvre, l’un des établissements culturels les plus fréquentés au monde avec 7,4 millions de visiteurs en 2016, est emblématique du virage amorcé. « La Joconde étant dans le domaine public, Vuitton aurait parfaitement pu utiliser son image sans nous le demander. Ils ont eu l’élégance de le faire, justifie une porte-parole (la direction ayant refusé de répondre à nos questions). Le Louvre et Vuitton font rayonner à travers le monde le savoir-faire et la culture français. Ils sont, chacun à leur place, les ambassadeurs d’une histoire, d’une tradition et d’une capacité d’ouverture sur le monde. » Et de préciser : « Le Louvre ne gagne rien sur la vente des sacs. » Sauf que la direction soigne ainsi l’un de ses plus grands mécènes. « Le mécénat de Vuitton en vaut la peine : cette maison est l’une des dernières à disposer de grands moyens, ajoute un observateur, qui souhaite rester anonyme. Et les contrats se renégocient chaque année. » Pas question donc de froisser un important donateur, d’autant que le mécénat représente vingt millions d’euros dans le budget du musée, soit la deuxième source de financement après la billetterie.

Echange de bons procédés

Touché par la chute des subventions ministérielles, le secteur muséal a besoin de ressources. Et la baisse du nombre de visites consécutive aux attentats, en chute de 15 % en 2016 au Louvre, a grevé les budgets. D’où les appels à la location d’espaces. En 2013, Chanel a ainsi loué une partie du Palais de Tokyo pour une exposition autour de son parfum N°5. Les contributions des marques aux expositions du centre d’art parisien représentent entre 3 et 30 % des budgets. À quelques kilomètres de là, au Grand Palais, les sommes dégagées par
la privatisation des espaces restent modestes. Les expositions « La petite veste noire » de Chanel et « Volez, voguez, voyagez », retraçant l’histoire de la maison Vuitton, n’ont représenté que 4 % et 9 % des gains annuels en location d’espaces.

Chanel a privatisé une partie du Grand Palais en 2012 pour son exposition « La petite veste noire ». | Patrick Kovarik/AFP

Les marques profitent de l’aura des musées qui, eux, récoltent des fonds. Mais pas seulement, souligne Christophe Rioux : « On ne doit pas négliger l’inscription dans une dynamique de mode. Ces partenariats font également entrer les musées dans le temps de l’événementiel. » La marque rendrait-elle le musée plus branché ? Auquel cas, n’y a-t-il pas un risque que ce dernier soit cannibalisé ? « Le Louvre possède une image de marque suffisamment forte pour y résister », tempère Christophe Rioux. Mais, demain, un généreux mécène imposera-t-il ses choix ? « Mon job est d’accepter l’aide des marques, mais elles n’ont pas d’influence sur notre programme, assure Eunice Lee, responsable des partenariats au Whitney Museum. Je reçois des demandes tous les jours, et je dis non la plupart du temps. Les expositions et les artistes sont nos priorités. » « C’est un plus, mais on y met des conditions, insiste Sylvie Hubac, présidente du RMN-Grand Palais. Nous sommes attentifs à ce que les expositions organisées par les marques soient scientifiquement de bon niveau, dans le champ patrimonial. »

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Même son de cloche de la part de Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo : « Les marques sont des partenaires de conversation formidables, mais il faut éviter le mercantilisme. Mes garde-fous sont très clairs : les artistes ne sont pas là pour illustrer des marques. » Pour l’instant, le mariage n’est pas encore sous le régime de l’absolue communauté de biens…