Devant le dominicile de la famille Abedi, le 23 mai. | Danny Lawson / AP

La bannière n’a que quelques jours, elle a encore la tenue de celle qui sort tout juste de l’imprimante. « Le FC Fallowfield cherche des sponsors », peut-on lire sur le grillage qui borde le terrain. Dans une ville de football comme Manchester, la quête de mécènes ne devrait pas s’avérer trop compliquée pour ce club qui évolue en première division amateur. Mais un bénévole de l’équipe, qui s’affaire à tondre un gazon pourtant déjà parfait, reconnaît que « la nouvelle publicité autour du quartier ne va pas aider ».

A quelques centaines de mètres de là, derrière le carrefour de Princess Street, un cordon de police bleu et blanc barre l’une des petites rues qui donnent sur le boulevard. Elsmore Road ressemble à toutes ses voisines, avec son enfilade de petits cubes de briques, aux jardins plus ou moins bien entretenus, mais toujours de taille parfaitement équivalente.

C’est pourtant là que depuis quarante-huit heures se presse, dans un ballet obsessionnel et désorganisé, la presse du monde entier. Depuis que la police a fait sauter les gonds de la porte d’entrée d’une de ces maisons à étage aux façades un peu défraîchies, dans la nuit de lundi à mardi 23 mai, quelques heures seulement après l’attentat de la Manchester Arena, qui a fait vingt-deux morts et une soixantaine de blessés.

C’est là la dernière adresse connue de la famille Abedi, dont le deuxième des quatre enfants, Salman, 22 ans, a été identifié comme le kamikaze du concert d’Ariana Grande, grâce à une carte bancaire retrouvée dans une poche de pantalon et des techniques de reconnaissance faciale.

« Imagine, on l’a peut-être croisé »

Comment « comprendre le cerveau perverti et dérangé qui a considéré qu’une salle remplie de jeunes enfants n’était pas un lieu attendrissant mais une occasion de commettre un carnage » ? Beaucoup sont venus chercher une réponse aux propos de la première ministre britannique, Theresa May, dans cette « rue tranquille », d’un quartier « tout aussi tranquille », commente laconiquement un voisin.

A côté de lui, sa femme, sa belle-mère et sa fille de 6 ans ont sorti les chaises dans le jardin pour profiter « du spectacle ». Devant, un cameraman d’une télévision italienne s’emporte contre un chauffeur de taxi qui vient de rouler sur un de ses sacs de matériel.

A l’heure de la sortie d’école, le lycée voisin déverse son flot d’élèves, dont beaucoup ont l’âge de ceux qui étaient lundi soir au concert. A un arrêt de bus, quatre adolescentes s’inquiètent : « Imagine, on l’a peut-être croisé », « tu crois qu’il est allé à quelle école ? » ou encore, « de toute façon, je suis sûre qu’il était débile, j’ai vu sa photo ». L’une d’elle, qui porte un voile violet assorti à son uniforme, soupire « du mal que ça va faire, tout ça ».

Il n’a pas fréquenté la même école. Dans son parcours un peu chaotique et marqué par les nombreux déménagements, Salman Abedi semble, selon la presse britannique, avoir passé la plus grande partie de sa scolarité au Burnage Media Arts College, aujourd’hui Burnage Academy, un établissement pour garçon de 11 à 16 ans, situé à l’est du quartier de Fallowfield.

« J’ai tous les pays du monde dans mon jardin »

Mais le nom de Salman Abedi est désormais lié à ce quartier où, selon les dernières données de 2011, 30 % des quelque 15 000 habitants étaient nés à l’étranger, dont 19 % hors de l’Union européenne.

Dans les rues de ce quartier résidentiel, il n’est pas difficile de constater la « mixité » dont tous les riverains croisés sur les trottoirs parlent spontanément. Et positivement. « J’habite dans le quartier depuis vingt et un ans, et je me suis toujours dit que j’avais une chance dingue parce que j’ai tous les pays du monde dans mon jardin », raconte une brune d’une trentaine d’années qui peine avec la poussette de ses jumeaux. « On a tous à cœur de vivre bien ensemble », résume un Egyptien, installé là depuis six ans.

Sur la porte d’un riverain de Fallowfield, un écriteau « Arrêtez de frapper à la porte, nous ne connaissions absolument pas cette famille ». / AFP / Oli SCARFF | OLI SCARFF / AFP

Sur Princess Street, quelques boutiques vendent des kebabs, des fruits exotiques et des journaux. Un cabinet d’avocat à la vitrine poussiéreuse propose des « conseils en droit de l’immigration ». « On n’a rien à voir avec un Molenbeek mancunien dont certains médias ont fantasmé l’existence », martèle un professeur de l’école St-Kentigern, qui préfère garder l’anonymat.

Dans l’imaginaire collectif de Manchester, le quartier de Fallowfield, situé à trente minutes du centre-ville en bus, est l’opposé d’un lieu d’extrémisme religieux. Accolé au principal campus universitaire de la ville, la partie orientale du quartier de Fallowfield est réputée pour être un bastion étudiant, dont les fêtes légendaires ont provoqué un débat jusqu’au Parlement britannique.

Sur Wilmslow Street, qui délimite le quartier, le Chicken King est le meilleur conseil donné aux nouveaux étudiants. « Meilleure recette anti-gueule de bois », raconte John, un étudiant en histoire de 23 ans qui sort son téléphone pour faire écouter une chanson à la gloire du fast-food.

Diaspora libyenne

La cohabitation a de quoi surprendre, dans ce quartier où 20 % des habitants se disent musulmans. Le quartier abrite notamment une large diaspora libyenne, dont la famille Abedi faisait partie. Le père de Salman, Ramadan Abedi, 50 ans, était un officier de sécurité sous le régime de Kadhafi, avant d’être inquiété pour ses liens avec le Groupe islamique combattant en Libye (GICL), proche d’Al-Qaida. La famille avait quitté la Libye en 1993.

Après l’annonce de l’attentat, la communauté britannico-libyenne a publié un communiqué pour condamner l’acte « dans les termes les plus fermes ». « Cette attaque était une attaque contre nous tous. Les responsables ne méritent pas de vivre dans notre communauté », peut-on lire.

« Nous aussi nous avons perdu des centaines de membres de notre communauté qui ont lutté contre l’Etat islamique, à Syrte, en Libye, il y a quelques mois, et nous sommes à nouveau affectés par le deuil, rappelle Abdullah, une des personnalités à l’origine de ce communiqué. Il ne faut pas oublier non plus que de nombreux membres de notre diaspora sont des médecins, qui ont aidé lundi soir à sauver des vies. »

Fallowfield doit néanmoins l’admettre : le quartier a hébergé en son sein un homme qui avait choisi de se radicaliser. Selon la BBC, plusieurs personnes avaient signalé, par l’intermédiaire de la plate-forme de prévention, les changements dans l’attitude de Salman Abedi ces derniers mois.

Une personne connue des services de police

Comment la police a-t-elle pu passer à côté ? Sous la pression médiatique, Scotland Yard a été contrainte de confirmer que Salam Abedi, dont les photographies montrent le visage à peine dégrossi de l’adolescence, était connu des services de police, sans préciser à quel point.

Jeudi matin, deux hommes ont été arrêtés à Manchester, ces arrestations portant à huit le nombre de personnes en garde à vue dans le cadre de l’enquête qui s’oriente sur la recherche d’« un réseau ». A Manchester, l’existence de réseaux islamistes est connue. Dans le quartier voisin de Moss Side, où la police a procédé à plusieurs opérations depuis lundi soir, une quinzaine de jeunes sont partis ces dernières années combattre dans les rangs de l’Etat islamique. En 2015, des jumelles de 16 ans, Salma and Zahra Halane, avaient essayé de quitter leur quartier de Cholton pour gagner la Syrie.

Mais la ville a préféré opter pour une stratégie différente de Birmingham, considérée comme la principale base arrière des djihadistes au Royaume-Uni. Cette dernière avait fait polémique, en 2010, en installant plus de deux cents caméras pour surveiller les quartiers fréquentés en majorité par des musulmans. Une initiative de 3 millions de livres, finalement avortée sous le feu des critiques, qui voyaient là un projet transformant tous les musulmans en suspects.

Manchester « a réussi à éviter ce piège », analyse Jim Bonworth, inspecteur retraité de la Greater Manchester Police, interrogé par le Washington Post. « La police locale se repose beaucoup sur les informations qui viennent de la communauté, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre ce lien. » Reste que ce lien, dans le cas de Saman Abedi, a visiblement failli.