Noa Vermeer, Jamilla Hoogenboom, Gaby Loader, Marta Placzek, Anine van Velzen, Chalk Quarry. Collection Comme des Garçons, automne/hiver 2015. | TIM WALKER

Accent distingué, politesse exquise. En bon Britannique, Tim Walker débute l’interview en évoquant la météo. Le mistral souffle sur la villa Noailles. Il ne fait pas aussi beau que d’habitude sur les hauteurs de Hyères, où le photographe de 47 ans est président du jury photo pour le 32e festival de mode et photographie. Mais cette grande figure de la photo de mode, justement, n’aime rien tant que les sautes d’humeur d’un temps changeant. « Toute la photo de mode est basée sur l’artifice, explique ce barbu à l’allure juvénile. Le hasard, un ciel d’orage ou un vent violent, sont ce qui permettent d’ancrer les photos dans la réalité. » Et d’ajouter, avec une de ces expressions imagées qu’il affectionne tant  : « J’aime les accidents. Le petit défaut dans la courtepointe ».

Une courtepointe ? On est déjà dans l’univers de Tim Walker, plein de lits moelleux où s’enfoncer, de maisons victoriennes à la splendeur enfuie, d’escaliers qui montent littéralement jusqu’au ciel, de miroirs magiques, de poupées vivantes, de mannequins elfiques et d’animaux fabuleux. Son agent, Camilla Lawther, rousse redoutable qui gère les plus grands de la profession, descendue de Londres à Hyères, dit de son poulain qu’il est « comme la marmite », cette pâte à tartiner noire et odorante dont les Anglais raffolent sur leurs toasts. « Il est très particulier, très britannique. Comme moi ! On l’adore ou on le déteste. Les marques qui viennent le chercher savent qu’on ne peut pas le changer. » Son galeriste britannique, Michael Hoppen, renchérit : « Les images de Tim offrent une échappatoire par rapport à l’actualité sombre et au train-train morne de la vie. ».

Cate Blanchett en Lunar Mozart. Collection Dior, Paris, France, 2015. | TIM WALKER

Excentrique et sophistiquée, baroque et chargée de références qui vont de Lewis Carroll à Mary Shelley en passant par Francis Bacon, l’œuvre de Tim Walker est surtout enracinée dans l’enfance anglaise parfaite qu’il a vécue à la campagne avec son frère et ses parents : « C’est la clé de tout mon travail. Tout y est enfantin. Nous avions une télé noir et blanc, que nous n’avions pas le droit de regarder... nous étions encouragés à être créatifs, il n’y avait pas de distractions, et on passait les vacances dehors, à rêver, à observer, à grimper aux arbres, à inventer des histoires ! J’adorais la nature, les animaux, les insectes, les fleurs.». Sa mère, auteure d’une dizaine de livres de cuisine, passait son temps à inventer des recettes. Il en a gardé, outre des expressions culinaires qu’il utilise à tout bout de champ, une gourmandise de tous les sens : en 2008, Tim Walker a fait son autoportrait où il pose dans un lit, entouré de 80 gros gateaux crémeux qu’aucun estomac humain ne pourrait avaler en entier. Le rêve d’un gosse aux yeux plus gros que le ventre.

« Moi qui suis gay, je ne vois pas les femmes comme des objets de désir, mais comme des créatures fortes et puissantes. Et comme mes égales »

Les femmes qui peuplent ses visions n’ont rien à voir avec les créatures hypersexualisées mises en scène par un Guy Bourdin ou un Helmut Newton. « La photo de mode a surtout montré des femmes sous le regard masculin, constate-t-il. Pour moi, le désir est un ressort possible, mais c’est comme toujours choisir le même bonbon dans une boîte de chocolats, c’est ennuyeux. Et moi qui suis gay, je ne vois pas les femmes comme des objets de désir, mais comme des créatures fortes et puissantes. Et comme mes égales ». Pour ses photos, il a souvent fait appel à des beautés étranges, loin des canons de la femme pulpeuse et sexy : Lily Cole au visage si poupin, Karen Elson aux lignes anguleuses. « Quand Karen a commencé, à 15 ans, à la voir marcher dans le studio les assistants la traitaient de freak. Mais elle avait cette présence. Et aujourd’hui on la considère comme l’une des plus belles femmes du monde. »

A une époque où les images de synthèses permettent de créer des mondes virtuels à partir de rien, Tim Walker s’applique, lui, à donner de la réalité aux songes les plus fous. Il n’aime rien tant que les décors réels et la photo argentique – « Mes images sont des histoires, elles demandent aux mannequins de rentrer dedans, de devenir un personnage. Et dans une vieille maison, assis sur une vieille chaise qui a servi, on y croit. ». Il a ses habitudes dans un magnifique manoir du Northumberland, Ellingham Hall où il a déjà, entre autres, accroché des lits dans les arbres centenaires du parc ou fait voler un avion fait de baguettes de pain géantes.

Des shootings comme des superproductions

Ses shootings aux allures de superproductions cinématographiques donnent parfois des maux de tête aux magazines qui le font travailler, comme W ou Vogue. Mais il peut compter sur une équipe de fidèles qui l’a accompagné jusqu’à Hyères : son compagnon, le styliste Jacob K, ainsi que le scénographe et directeur artistique Simon Costin. Ce dernier, dandy aux petites lunettes et à la casquette en tweed, écume les marchés aux puces et les entrepôts pour Tim Walker depuis plus de vingt ans. Fils d’antiquaire, formé à la taxidermie, collectionneur fou d’objets qu’il accumule dans sa maison londonienne, il aime autant que le photographe « le passé et les histoires que racontent les vieilles choses ».

Simon Costin s’est fait connaître, à ses débuts, grâce à des bijoux fabriqués avec des morceaux d’animaux, pattes d’oiseaux et crânes de lapins... « Le numérique a signé la mort de gens comme moi, dit-il. Mais Tim aime que les choses existent vraiment, pour que la photo soit vivante. »  Il s’est beaucoup amusé à construire un œuf géant pour une célèbre photo avec un énorme Humpty Dumpty. Cet œuf, héros d’une nursery rhyme (comptine traditionnelle anglaise), finit par se casser la figure en tombant d’un mur. « J’ai eu du mal à trouver avec quoi faire le jaune d’œuf ! » Il a aussi fabriqué un aquarium dans lequel plonger la mannequin Kristen McMenamy, devenue une troublante sirène dans une série splendide pour W en 2013. « Elle a adoré, même si le costume en latex était une vraie torture ».

Paradoxalement, Tim Walker ne s’intéresse pas à la mode, aux marques ou aux vêtements. « Pour moi, la mode est le lieu où je peux inventer des histoires. Et les vêtements, c’est comme une malle à costumes ! » Les magazines, depuis vingt ans, lui donnent carte blanche, même si aujourd’hui les fonds manquent souvent pour donner vie aux idées qu’il puise dans ses lectures ou dans ses visites de musées. « Les images de Tim coûtent cher à produire, note son agent Camilla Lawther. Il a eu de la chance de commencer à un moment où les magazines avaient des budgets importants ».

« Il ne faut jamais mettre trop d’œufs dans le pudding, sinon c’est écœurant. Je m’arrête toujours avant que ça devienne faux, fabriqué, grotesque »

Aujourd’hui, l’argent vient d’abord de ses travaux publicitaires – des commandes très contraintes et « très ennuyeuses » – qu’il réinvestit souvent dans ses séries réalisées pour la presse. Il signe aussi des portraits de personnalités dans ses mises en scène très travaillées où le modèle doit donner de sa personne. « Je fais énormément de recherches sur les gens. Et je soumets un scenario, en espérant que la personne va s’y reconnaître et se l’approprier. » Charlotte Gainsbourg, vue par Tim Walker, bat la campagne comme un lutin énigmatique et espiègle, dans une ambiance qui évoque aussi bien Magritte que la série télé Chapeau melon et bottes de cuir.

On peut aussi être allergique à ses images acidulées. « J’aime le rose. Mais le rose peut être collant comme du bubble gum, ou délicat comme une pivoine », précise-t-il. Et d’ajouter : « Il ne faut jamais mettre trop d’œufs dans le pudding, sinon c’est écœurant. Je m’arrête toujours avant que ça devienne faux, fabriqué, grotesque ». Ses images, collectionnées par les musées, ne sont jamais totalement lisses : on y trouve souvent une stridence, une inquiétude – la sirène de Kristen McMenamy, enfermée dans son aquarium, est-elle un monstre malfaisant ou une victime des hommes ? « La cruauté et l’étrange sont des parties intégrantes des contes de fées », rappelle-t-il.

Emma Watson et Jérôme Bosch

Avec les années, son univers merveilleux est devenu bien plus sombre et moins rêveur. « Peut être la maturité... », avance-t-il. A Hyères, il expose des images en hommage à Jean Cocteau, célébré dans une autre partie de la villa Noailles. Un artiste familier pour Tim Walker : « La traversée du miroir, si chère à Cocteau, est la base même de la photographie. L’appareil vous donne un reflet qui exprime ce que vous êtes mieux que la réalité ne saurait le faire ». Lui-même s’est replongé dans l’œuvre du poète à l’occasion d’une série réalisée avec Emma Watson, qui a fait scandale – à la grande incompréhension du photographe – parce qu’elle dévoilait furtivement un contour de sein de l’actrice britannique. « Elle venait de jouer dans ce film très laid de Disney sur la Belle et la Bête, commente-t-il. Pour faire des photos avec elle, j’ai voulu remonter aux sources, et m’inspirer du film de Cocteau ». Sur les images, la jeune femme, dont la coiffure crantée et l’allure ne sont pas sans rappeler Jean Marais, plonge dans un miroir, croise des statues ou des figures en fil de fer comme si elle s’était perdue dans les œuvres de Cocteau.

Grâce à une collectionneuse qui lui a offert une carte blanche, le photographe s’est aussi laissé aller à sa passion ancienne pour le peintre Jérôme Bosch. Les visions innocentes et enfantines ont laissé place à un jardin des délices revisité qu’il a mis en scène dans le manoir d’Ellingham Hall. Walker cite sans plagier. Il invente un univers moins cru, plus actuel mais tout aussi troublant, avec des êtres douloureux et étranges, souvent nus, enfermés dans des bulles ou entourés de serpents, au corps déformé par un objectif grossissant. Un monde en équilibre au bord du kitsch, où plaisir et souffrance semblent étroitement mêlés. « Nous sommes tous fascinés par l’enfer, sa séduction », résume le photographe, qui semble avoir définitivement enterré son enfance.

Exposition Tim Walker, Villa Noailles, Montée Noailles, Hyères (Var). Tél. : 04-98-08-01-98. Tous les jours de 13 heures à 18 heures, le vendredi, nocturne de 15 heures à 20 heures. Fermé le lundi, le mardi et les jours fériés. Entrée gratuite. Jusqu’au 28 mai. Site de Tim Walker : www.timwalkerphotography.com