L’actrice Darya Zhovner à Cannes, le 24 mai 2017. | STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Un certain regard

La révélation cannoise de cette 70e édition, n’allons pas la chercher plus loin : c’est ce premier long-métrage russe du jeune Kantemir Balagov, né en 1991 à Naltchik, ­capitale de la République caucasienne de Kabardino-Balkarie. Elève du prince de l’élégie Alexandre Sokourov, Balagov a retenu un fait divers qui s’est précisément déroulé dans sa ville natale en 1998 pour passer à l’action cinématographique. Il a bien fait, tout dans son film – où se télescopent la montée des antagonismes ethniques, la tragédie familiale et le polar – évoque le James Gray de Little Odessa.

Des fiançailles juives ouvrent le drame. Le talent du cinéaste éclate dès ces scènes d’ouverture. Ecran carré, couleurs chaudes, plans serrés, saturation rapide de la présence humaine dans le cadre, prolixité du hors-champ : tout ici indique la chaleur, l’affectivité, la solidarité vitale de la cellule familiale, regroupée autour de ses coutumes. Ilana, fille au charme électrique qui tient du garçon manqué, travaille avec son père dans le garage familial. En rentrant chez eux pour assister à ce repas de fête, elle croise son frère, avec lequel elle traîne quelques instants sur le côté de la maison pour partager une cigarette avec lui. Cette scène-là, avec ses gestes, ses ­confidences, ses caresses bourrues, sa provocation sensuelle aussi, suggère en même temps l’inquiétude étouffante de la promiscuité familiale, son horizon incestueux. Tesnota, titre russe de ce film (dont le sous-titre français est Une vie étroite), renvoie à ce sentiment de malaise lié à une trop grande exiguïté de l’espace partagé avec autrui.

Le réalisateur Kantemir Balagov à Cannes, le 24 mai 2017. | STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Dans « Tesnota », se télescopent la montée des antagonismes ethniques, la tragédie familiale et le polar

Pour cette raison, de ce repas si apaisant et si magnifiquement filmé, Ilana s’enfuit comme une voleuse, traversant la nuit pour un espace plus froid, mais non moins désirant. Superbe héroïne de ce film, interprétée par une jeune actrice moscovite d’une très forte intensité, elle s’en va rejoindre en la personne de son amant Nazim, pompiste à la forte carrure, l’autre pôle magnétique de ce film : le peuple kabarde, vieux lignage nord-caucasien tardivement converti à l’Islam.

On voit assez rapidement monter l’extrême danger du contexte sur la viabilité du jeune couple. La première guerre de Tchétchénie, République proche qui a conquis son indépendance, vient d’avoir lieu. Sa férocité ravive le souvenir des atrocités de la po­litique stalinienne et des déportations de population, encourageant en même temps la montée du fondamentalisme islamique.

Darya Zhovner dans le film russe de Kantemir Balagov, « Tesnota » (« Une vie à l’étroit »). | ARP SÉLECTION

Kidnappés par des Kabardes

Là-dessus, en vertu d’une de ces ellipses qui font monter la pulsation du film, on apprend que ­David, le frère d’Ilana, et sa fiancée, Léa, ont été kidnappés par des ­Kabardes, leur libération étant conditionnée à rançon. Au désespoir, en un réflexe atavique au pays où fut inventé le pogrom, les parents s’adressent à la communauté plutôt qu’à la police. Le mouvement de solidarité ne leur permet pas, toutefois, de réunir la somme demandée. Un riche voisin, dont le fils convoite de longue date la rétive et sauvage Ilana, se propose de les aider, à condition d’obtenir le mariage auquel la jeune fille se refuse.

De l’autre côté de ce marché sordide, Ilana tente de trouver refuge auprès de son petit ami, mais découvre la fascination qu’exerce sur le jeune homme et ses amis, entre deux séances de beuveries techno, le spectacle proprement monstrueux de la propagande islamiste. Terribles images de torture et d’égorgement de soldats russes perpétrés par des Islamistes tchétchènes en pleine nature, montrées comme telles dans le piquage d’une bande de mauvaise qualité. Rêve de reconquête islamique, relent sordide de la concurrence victimaire, haine séculaire et universelle des juifs, autant de passions haineuses qui font dire à un jeune Tcherkesse au sortir de ce spectacle qu’on devrait continuer à transformer les juifs en savons.

Le dilemme empoisonné d’une jeune fille amoureuse et censément libre de ses choix devient le grand sujet de ce film

C’est aussi bien le dilemme empoisonné d’une jeune fille amoureuse et censément libre de ses choix qui devient le grand sujet de ce film. Déchiré entre l’exigence impérieuse des siens pour qu’elle demeure fidèle à sa tradition et à sa famille et le sentiment qui la pousse irrépressiblement vers son grand amour hétérodoxe, le personnage d’Ilana devient proprement magnétique, voix brisée et corps scarifié par un éclairage stroboscopique hyper­violent. A l’instar des deux autres films de la Fédération présents à Cannes cette année (Faute d’amour, d’Andreï Zviaguintsev, et Une femme douce, de Sergei ­Loznitsa), c’est par ailleurs à la Russie qu’est expressément adressé ce film, en une terrible prédiction d’apocalypse.

TESNOTA - UNE VIE A L'ETROIT - Bande-annonce officielle (Festival de Cannes)

Film russe de Kantemir Balagov avec Darya Zhovner, Olga Dragunova, Veniamin Kats, Atrem Tsypin, Nazir Zhukov (1 h 58). Sortie en salles prochainement. Sur le Web : www.arpselection.com/category/tous-nos-films/drame/tesnota---une-vie-a-letroit-409.html