Gescop, qui fêtera ses 40 ans en septembre, est un regroupement de trois SCOP : Barco, GAT et Taxicop, situées à L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne). | Solène L'Hénoret/lemonde.fr

« Mon premier client, je l’ai pris ici, gare d’Austerlitz. Parce que la première fois que mon père, qui venait du Portugal, a mis les pieds en France, il est arrivé gare d’Austerlitz, confie Philippe Francisco, 46 ans. Et je me suis promis que mon dernier client, je le prendrai ici. » Depuis douze ans, ce chauffeur de taxi Gescop – plus connue sous le nom du central radio Alpha Taxis – sillonne les rues de Paris, le plaisir toujours intact. « Ce métier, je ne le lâcherai jamais. Pouvoir gérer mes horaires comme je le veux, c’est inestimable », assure-t-il.

Secteur d’activité prospère, chômage quasi inexistant, tarifs réglementés… les chauffeurs parisiens ont longtemps bénéficié d’un statut relativement avantageux. Au point d’acquérir la réputation de négliger les clients. Mais depuis trois ans, leur situation a été sérieusement fragilisée par l’arrivée de nouvelles plates-formes de voiture de transport avec chauffeur (VTC), comme Uber, mais aussi d’applications mobile de covoiturage de nuit. Philippe Francisco, qui travaille en moyenne 11 heures par jour et 6 jours sur 7, est confronté à une concurrence de plus en plus sévère, dans un secteur aux règles en perpétuelle mutation.

« Le prix de la plaque, je m’en fiche »

Sa société compte un nombre de véhicules plus modeste que les grandes compagnies parisiennes, telles que G7 ou Taxis bleus. Mais si, comme tous les chauffeurs de taxi, les sociétaires Gescop ont perdu 30 % de leur revenu en 2016, la compagnie résiste. Sa particularité ? Elle est un regroupement de trois sociétés coopératives ouvrières et participatives (SCOP), Barco, GAT et Taxicop, situées à L’Haÿ-les-Roses, et fêtera ses 40 ans en septembre.

Pour intégrer l’une d’entre elles, le chauffeur doit devenir sociétaire en achetant une part sociale de « seulement » 90 240 euros. « Au lieu d’acheter une licence pour 145 000 euros, le chauffeur vient chez nous pour 90 000 euros », explique le directeur et administrateur de Gescop, Christophe Jacopin, qui travaille dans l’entreprise depuis huit ans. Chacun des 1 130 sociétaires ne devient donc pas propriétaire de sa licence mais gagne le droit de l’exploiter.

Philippe Francisco a, lui, démarré dans la profession en tant qu’indépendant en septembre 2007. Il a acheté sa licence 192 000 euros, grâce à un emprunt bancaire sur dix ans. « En quelques semaines, elle a dévissé à 150 000 euros », raconte-t-il. Il se souvient du sentiment d’insécurité que provoquaient chez lui ces hausses et baisses du marché. Resté indépendant pendant huit ans, Philippe Francisco, qui gagne environ 2 000 euros net par mois, a décidé d’intégrer Gescop en 2014, avant tout pour gagner cette tranquillité : « Maintenant, le prix de la plaque, je m’en fiche. »

« La force de la coopérative est de ne pas spéculer sur les licences, précise Christophe Jacopin. Le sociétaire achète des parts d’une SCOP et a l’usufruit de la licence. Quand il s’en va, il récupère le montant de sa part sociale mais la licence est toujours là. Elle permet à des générations de chauffeur de taxi de travailler. »

Philippe Francisco, 46 ans, chauffeur de taxi chez Gescop. | Solène L'Hénoret/lemonde.fr

Davantage de charges, mais des contreparties

Si le coopérateur associé paie davantage de charges sociales — environ 1 400 euros par mois, là où un chauffeur de taxi traditionnel verse environ 700 euros au Régime social des indépendants (RSI) —, il bénéficie en contrepartie du régime général de la sécurité sociale, plus avantageux. En cas d’arrêt maladie, par exemple, le sociétaire aura seulement trois jours de carence là où le RSI en impose sept. Les sociétaires souscrivent également à la mutuelle Mutacop, qui indemnise le chauffeur en cas de maladie ou d’accident du travail, pour l’aider à payer les charges d’exploitation.

Surtout, devenir sociétaire de la SCOP permet de profiter des services des différentes filiales de Gescop : central radio, carrosserie, atelier de métrologie pour les équipements taxi et radio, centre de formation, remise sur l’achat d’une nouvelle voiture… « Je suis rentré chez Gescop parce qu’il y a la compta, la formation, l’école… Ça vous évite de courir », détaille Pascal Bernard, 54 ans, coopérateur depuis sept ans et également formateur à l’ECFT, l’école de conduite de Gescop. « Vous perdez beaucoup moins de temps d’exploitation de votre travail », ajoute Pascal Bernard, qui s’est reconverti dans le taxi en 2003 après avoir travaillé vingt ans dans un bureau d’étude.

Difficile de dire, pour les chauffeurs, s’ils gagnent mieux ou moins bien leur vie que les taxis artisans. « Le salaire se fait par rapport au travail fourni, résume Constantin Tsuvaltsidis, 56 ans, coopérateur depuis 22 ans chez Gescop. Dans les années 1990, il fallait être sur le terrain 10 à 11 heures par jour. Aujourd’hui, il faut y être 15 à 16 heures pour gagner le même salaire. On fait acte de présence mais il y a beaucoup moins de travail. »

Par définition, un chauffeur de taxi est un artisan qui travaille seul et n’a pas de compte à rendre à un employeur. Intégrer une SCOP n’est donc pas forcément en adéquation avec cette profession relativement solitaire. « On est des ovnis dans le monde de la coopération », s’amuse Christophe Jacopin.

« Je ne peux pas me faire éjecter du système »

Pourtant, le mode de fonctionnement coopératif de Gescop a permis la mobilisation d’un grand nombre de sociétaires lorsque les chauffeurs ont décidé de poursuivre en justice la plateforme Heetch, qui facilite le transport entre particuliers. « En nombre de parties civiles au tribunal, on a réuni 832 dossiers de plaignants, indique Christophe Jacopin. A titre de comparaison, ils étaient 343 chez G7, car là-bas, les taxis sont juste des clients, des affiliés, ils sont tout seuls, ce n’est pas du tout pareil. »

Ce procès a été pour la Gescop une victoire puisque la start-up Heetch et ses deux dirigeants ont été reconnus coupables, le 2 mars, de complicité d’exercice illégal de la profession de taxi, de pratique commerciale trompeuse et d’organisation illégale d’un système de mise en relation de clients avec des chauffeurs non professionnels.

« La concurrence n’est pas gênante à partir du moment où tout le monde a les mêmes règles : déclarer les chauffeurs, payer ses cotisations sociales et charges sociales… Parce que les concurrents font tirer la qualité de service vers le haut », explique Christophe Jacopin. « Ça a donné un coup de fouet à la profession par rapport à la carte bancaire, que beaucoup de collègues ne prenaient pas, reconnaît Constantin Tsuvaltsidis. Et aussi avec le développement de nouvelles applications. Même s’il ne faut pas oublier que commander une voiture au centre d’appel, ça fait vivre des salariés… »

« Si on a ouvert un boulevard à Uber, c’est parce qu’on a eu un défaut de service, reconnaît Philippe Francisco. Ceci dit, avec un taux de chômage de zéro, c’est logique. Mais ils me font mal au cœur tous ces VTC qui donnent 25 % de leur revenu à une entreprise qui les méprise. Moi, je ne peux pas me faire éjecter du système. »

Aujourd’hui, l’organisation coopérative commence même à inspirer d’autres chauffeurs : à Lyon, 80 taxis sont en train de se monter en coopérative, sur le modèle de Gescop.

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