Le glyphosate, le pesticide le plus utilisé au monde, est notamment le principal composant du célèbre herbicide Roundup (ici sur le site européen de son fabricant, l’américain Monsanto, à Morges, en Suisse). | DENIS BALIBOUSE / REUTERS

C’est une lettre embarrassante qu’a reçue, lundi 29 mai, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Son auteur, Christopher Portier, toxicologue et biostatisticien de renommée mondiale, ancien directeur de plusieurs institutions de recherche fédérale américaines, a eu accès aux données des études confidentielles sur le glyphosate – celles transmises par les industriels aux autorités européennes. Il y a découvert des informations passées jusqu’à présent inaperçues.

Selon M. Portier, la réanalyse de ces données met en évidence plusieurs cas de cancers dus au glyphosate, et qui n’ont pas été pris en compte par les agences d’expertise européennes. « Autant l’EFSA [Autorité européenne de sécurité des aliments] que l’ECHA [Agence européenne des produits chimiques] ont échoué à identifier tous les cas statistiquement significatifs d’augmentation d’incidence de cancers, dans les études menées sur les rongeurs », précise M. Portier au président de l’exécutif européen.

Le glyphosate – le pesticide le plus utilisé au monde et principal ingrédient du célèbre herbicide Roundup – est au centre d’une bataille d’experts depuis plus de deux ans. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) – l’agence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) chargée d’inventorier les causes de cancers – l’a classé « cancérogène probable » en mars 2015, alors que l’EFSA et l’ECHA estiment qu’il ne présente pas un tel danger.

Réautorisation en question

Après 24 mois de polémiques, l’affaire touche à son terme : la Commission européenne a proposé, le 16 mai, une réautorisation pour dix ans de la substance controversée. Le scientifique américain demande toutefois à M. Juncker de « s’abstenir de prendre toute décision sur le glyphosate » jusqu’à ce que les nouveaux éléments mis au jour soient inclus dans l’évaluation européenne.

Pourquoi un tel embrouillamini ? Pour comprendre, il faut savoir que les agences de sécurité sanitaires, comme l’EFSA ou l’ECHA, fondent principalement leurs opinions sur des études confidentielles, fournies par les industriels. Généralement, nul autre que les experts de ces agences ne peut y avoir pleinement accès. Mais la polémique autour du glyphosate a défait les habitudes.

« Après l’avis du CIRC, fondé, lui, sur des études publiées, il n’était plus tenable pour l’EFSA et la Commission de maintenir que les preuves de la non-cancérogénicité du glyphosate étaient des données industrielles auxquelles personne ne pouvait accéder, explique Martin Pigeon, chercheur à Corporate Europe Observatory (CEO), une ONG bruxelloise. Nous avons donc fait une demande d’accès à ces documents, en décembre 2015, et obtenu l’accès aux données de trois études que nous avons transmis à des toxicologues, dont M. Portier. »

En mars 2016, après une réunion houleuse au Parlement de Strasbourg avec le directeur de l’EFSA, Bernhard Url, des eurodéputés écologistes requièrent de l’agence européenne la divulgation de plus de données encore. « Nous lui avons dit que nous considérons que des avis rendus sur la foi d’études secrètes n’ont aucune valeur scientifique, et les choses se sont assez mal passées, raconte la députée européenne Michèle Rivasi (EELV). J’ai expliqué au directeur de l’EFSA qu’il aurait des comptes à rendre si on réalisait dans quelques années que la réautorisation du glyphosate avait pu être responsable de morts ou de maladies. Nous avons finalement eu accès aux CD-Rom, sous certaines conditions. »

Examen des données brutes d’études industrielles

M. Portier confirme au Monde avoir été sollicité par un groupe de députés européens pour mener une réanalyse de cette grande quantité de données (chaque étude totalise plusieurs centaines de pages de chiffres et de tableaux).

Chercheur prolifique et ancien responsable d’organismes comme le National Toxicology Program (NTP), le National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS) ou encore l’Agency For Toxic Substances And Disease Registries, M. Portier a donc passé en revue les données brutes d’une quinzaine d’études industrielles menées sur des rongeurs. « A ma connaissance, c’est la première fois que de telles données ont pu être réanalysées de manière indépendante », dit M. Portier au Monde.

« J’ai trouvé huit cas d’augmentation d’incidence significative de différentes tumeurs qui n’apparaissent dans aucune des publications ou des évaluations officielles présentées par l’EFSA et l’ECHA, écrit-il dans sa lettre à M. Juncker. Certaines de ces tumeurs étaient également présentes dans plusieurs autres travaux, renforçant encore la cohérence des résultats entre études. »

Les localisations cancéreuses mises en évidence par M. Portier incluent le poumon, le rein, le foie, la peau, la glande mammaire, la thyroïde ou encore les tissus mous (hémangiosarcome). « Je demande respectueusement aux agences impliquées dans l’évaluation du glyphosate de conduire leur propre analyse des localisations cancéreuses mentionnées [dans cette lettre] et amendent leurs conclusions en conséquence, plutôt que de simplement les ignorer », conclut M. Portier.

Les révélations au compte-gouttes des « Monsanto Papers »

De son côté, la Commission accuse réception du courrier. « La majorité des questions soulevées par la lettre concernant l’évaluation scientifique, la Commission demandera à l’EFSA et à l’ECHA de répondre, dit-on à Bruxelles. A l’heure actuelle, vu l’examen strict de toutes les informations disponibles qui a été conduit par les deux agences européennes, il n’y a pas de raisons de questionner les évaluations scientifiques du glyphosate menées par l’Union européenne. » L’EFSA, contactée par Le Monde, assure qu’elle « étudiera attentivement » les questions soulevées par M. Portier et qu’elle y « répondra en temps voulu ».

Le courrier du scientifique américain coïncide avec la publication au compte-gouttes, outre-Atlantique, des « Monsanto Papers », un ensemble de documents interne de la firme de Saint Louis (Missouri). Ceux-ci jettent une lumière parfois crue sur la manière dont Monsanto influence, de longue date, les agences d’expertise. « Avec mon collègue Eric Andrieu, dit l’eurodéputé belge Marc Tarabella (groupe Socialistes & démocrates), nous demandons la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur les “Monsanto Papers” afin de déterminer les responsabilités de chacun dans ce qui ressemble de plus en plus à une mise en danger de la santé de 500 millions de citoyens européens. »