Au coeur de l’ancienne ville minière soviétique de Pyramiden, dans l’archipel norvégien du Svalbard. | PIERRE NOUVEL

Tout est parti d’un voyage improbable. Là, au pied des glaciers, dans le secret de l’île du Spitzberg, une ville les attendait. Pyramiden, cité minière créée de toutes pièces par l’URSS juste après-guerre sur ce territoire autonome de Norvège, et désertée depuis une vingtaine d’années. Une ville fantôme, qui sent encore le charbon et la sueur. Elle semble avoir été abandonnée soudainement, comme si ses habitants venaient tout juste de la fuir. Ici, une tasse sale, un paquet de cigarettes. Là, un dessin. Pierre Nouvel et ­Jérôme Combier y ont trouvé le terreau idéal pour faire fructifier leur collaboration, qui ­remonte à 2007, quand ils se sont rencontrés sur un projet pour l’exposition Samuel Beckett au Centre Pompidou. Ils ont ensuite conçu ­ensemble plusieurs spectacles alliant musique (live ou enregistrée) et images high-tech, le tout porté par leur amour commun pour la littérature. Le plus récent, Austerlitz, a été monté au Festival d’Aix-en-Provence en 2015.

Mémoire des lieux

L’un est vidéaste, l’autre compositeur. Mais il faut le dire vite, tant leur pratique va au-delà de ces étiquettes. « Musicien contrarié », comme il l’avoue lui-même, Pierre Nouvel est un homme d’images heureux d’avoir trouvé dans le théâtre « cet espace d’expérience assez génial où peut se combiner le travail sur l’espace, la ­lumière, la musique, la danse ». Jérôme Combier se sent, lui, très proche de l’écrivain, qui a besoin « d’un temps reclus, introverti, mais aussi, dans un mouvement de va-et-vient, de l’énergie de la matière réelle ». C’est elle qu’ils sont allés chercher ensemble dans l’archipel du Svalbard.

Comment ont-ils atterri si loin de notre monde, sur cette île peuplée de 2 500 habitants et un poil plus d’ours polaires ?

Mais Pyramiden, tout de même… Comment ont-ils atterri si loin de notre monde, sur cette île peuplée de 2 500 habitants et un poil plus d’ours polaires ? Tout est parti d’une passion partagée pour l’écrivain allemand W. G. Sebald, l’auteur d’Austerlitz, qui explore dans son œuvre la mémoire des lieux, de tous les lieux, et dont le livre Campo Santo (Actes Sud, 2009) donnera son nom au spectacle. Les deux complices décident de partir en quête de cités fantômes. Ils en sélectionnent plusieurs, dont l’ancienne ville minière soviétique, qui fut longtemps le site habité le plus septentrional de la planète.

Un premier voyage d’une ­semaine leur permet très vite de réaliser que Pyramiden est assez riche pour faire naître à lui seul tout un projet. « Ces ruines sont très ­vives, elles ne sont pas maintenues à distance par l’Histoire », confie Jérôme Combier. « Nous avons été surpris par la singularité du site et de son histoire ; plus que les ruines d’une cité, c’était les ruines d’une utopie, poursuit Pierre Nouvel. Pyramiden était réputée fonctionner sur un mode quasi parfait, c’était loin d’être un goulag. Il se dit même parfois que c’est le seul endroit au monde où le communisme a réussi. »

La ville de Pyramiden, sur l’île norvégienne du Spitzberg. | PIERRE NOUVEL

« Plus que les ruines d’une cité, c’était les ruines d’une utopie. Il se dit même parfois que c’est le seul endroit au monde où le communisme a réussi. »

Au fil de leurs déambulations, de salle de sport en cinéma, de cantines en piscine , ils ­apprivoisent l’espace et son ­inquiétante étrangeté. Et commencent, tels des archéologues d’un passé proche, à recueillir les données. ­« Archiver cette mémoire dans une approche sensible et sensorielle », résume Pierre Nouvel. ­Jérôme Combier tombe ainsi sur un vieux piano, dont il enregistre chaque touche. Il déniche la partition d’une chanson populaire russe, qui servira de base à une pièce pour accordéon. Il recueille toutes les ambiances, « le vent, l’eau de la fonte des neiges, le son de mes pas, et tous ces bruits de métaux qui font la couleur sonore de la ville, et de la musique qu’elle m’a inspirée. Cuves, radiateurs, je tapais sur tout ce qui résonnait dans ce monde industriel ». Il procède également au relevé acoustique de chaque espace, école, piscine, fût de pétrole, captant leur réverbération. Elle sera restituée sur scène grâce à un logiciel développé par l’Ircam. « La voix de Jacques Gamblin, qui s’est prêté au jeu pour lire les textes, peut ainsi résonner comme s’il était là-bas », explique ­Jérôme Combier.

L’étrange temps des vestiges

Seuls dans ce désert de fin du monde, ils ne le sont pas toujours : parfois, des bateaux de croisière déversent des centaines de ­badauds, le temps de quelques photos, et les voilà repartis. Nouvel et Combier développent, eux, une tout autre perception du temps : il file ici de façon très singulière, avec ce soleil qui jamais ne se couche. Ce rythme tout en suspens infusera leur spectacle. Mais pour mieux le capter, Pierre Nouvel a ressenti la nécessité d’y revenir. Assisté cette fois du photographe Raphaël Dallaporta, le vidéaste réalise alors des prises de vue sur vingt-quatre heures, enregistrant le ­balayage des rayons de lumière sur les bâtiments ­vides. Il tourne des panoramiques à 360°, lance aussi un drone dans les airs afin de réaliser des relevés topologiques.

Une fois revenu en France, chacun de son côté s’efforce alors d’imaginer « un spectacle qui ne se donne pas comme une chose immédiate, mais qui propose une lente plongée dans cette ville, une épiphanie du lieu. Un spectacle sur la sensation d’un temps fantôme, ce temps étrange des vestiges », précise Jérôme Combier. Afin de renforcer la sensation de ­rotation du soleil dans ses images, son ­acolyte invente un écran sophistiqué, qui peut se courber en semi-dôme.

Portés par les sons du vent et de la mer, ils confrontent ses fantômes à ce qu’est devenu ce lieu : une simple ville de l’esprit

Après avoir sélectionné une série de textes de Rilke, Derrida, Maïakovski, et Sebald bien sûr, qui servent de trame non narrative à leur mise en scène, Combier bricole, lui, avec l’aide de Robin Meier, de l’Ircam, un étonnant ­sablier numérique, constitué de plaques de métal sur lequel se déversent trois flux de ­sable, en ­« polyrythmie ». Sur scène, il dialogue avec cinq instrumentistes de l’Ensemble Cairn : deux percussionnistes (qui jouent ­notamment de cloches-plaques à fines plaques métalliques), un accordéon à quarts de ton, une flûte octobasse et, plus classique, une guitare électrique. « Toute ma composition est axée sur cette couleur de métal, de matières érodées, pas très claires, pour tenter d’aboutir à la transsubstantiation en son de la matière ­visuelle », analyse le musicien. Entre deux morceaux, des interludes plus aérés, basés sur des films d’archives super-8 que leur a confiés le fils d’un habitant de Pyramiden. Portés par les sons du vent et de la mer, ils confrontent ses fantômes à ce qu’est devenu ce lieu : une simple ville de l’esprit.

Campo Santo, impure histoire de fantômes, de Jérôme Combier et Pierre Nouvel.

Au Centquatre-Paris, le 8 juin à 20 h 30. De 10 € à 18 €.