Quand il s’agit de défendre leur passion, les joueurs de jeu vidéo n’ont pas peur de faire la leçon à un dictionnaire. (photo : Big Brain Academy sur Wii) | Nintendo

Cette fois, le boss de fin n’est pas un dragon légendaire ou un démon gigantesque, mais un dictionnaire, et il s’appelle Robert. Depuis le 29 mai et la publication des nouvelles entrées de l’édition 2018, les afficionados de la manette se fendent de nombreux messages de mécontentement à l’adresse de la maison d’édition française.

A l’origine de cette tempête linguistique, l’annonce de deux nouvelles entrées, « influenceur », pour les vidéastes YouTube à la forte audience, et surtout « gameur, euse », décrit comme « un amateur de jeux vidéos en ligne ».

« Pourquoi “en ligne” uniquement ? », s’étonne un internaute. « Jeux vidéo. Vidéo, sans s. C’est la base, les mecs », épingle un autre. « Sachez au moins de quoi vous parlez vous êtes un dictionnaire ! », vilipende un troisième. Plusieurs médias et journalistes – dont le compte de Jeuxvideo.com et celui de l’auteur de ces lignes – se sont joints au concert de protestations, pour dénoncer tour à tour une graphie en « eur » inventée, un pluriel à « vidéo » indu, et l’inexactitude de la définition. Comme l’a relevé le sociologue Manuel Boutet, « comment expliquer après ça que, “mais non, le jeu vidéo n’est plus illégitime et méprisé” ? ».

Féminisation et mépris de classe

Les trois points ne font pas tous l’unanimité. La francisation en « eur » des mots anglais en « er » n’est pas nouvelle (ainsi des « footballeurs »), ni systématique (« hacker » est encore souvent écrit à l’anglaise). Mais elle tend à se répandre. Pour l’équipe des correcteurs Web du Monde, « la francisation en “eur” n’est pas choquante, elle est même nécessaire pour former le féminin en “euse”. Par exemple, cela fait bien longtemps que nous écrivons “hackeur”. Nous pourrions bien décider un jour, pourquoi pas, d’écrire “leadeur” pour permettre la féminisation en “leadeuse” ».

Le « s » final à « jeux vidéo », lui, compte en revanche bien peu de soutiens. D’un pur point de vue linguistique, il est historiquement erroné : « vidéo » n’est pas un adjectif mais un composé savant (comme dans « vidéojeu », sa première forme en français), et donc invariable – position du Monde et du Larousse. Plusieurs syntagmes sont formés de la même façon, comme « émission radio » ou « bulletin météo », et ne prennent traditionnellement pas de « s » au pluriel.

Pis, pour de nombreux joueurs et joueuses, ce pluriel est perçu comme une forme de mépris envers leur passion. Pourtant, une règle rend cette graphie non seulement possible, mais même recommandée, depuis que les rectifications orthographiques de 1990 prônent le recours à la forme la plus simple pour les pluriels des mots composés :

« Il est recommandé aux lexicographes, au-delà des rectifications présentées dans ce rapport et sur leur modèle, de privilégier, en cas de concurrence entre plusieurs formes dans l’usage, la forme la plus simple : forme sans circonflexe, forme agglutinée, forme en “n” simple, graphie francisée, pluriel régulier, etc. »

Mais les joueurs de jeux vidéo, dont la passion est encore régulièrement dénigrée par une partie de la population, voient d’un mauvais œil que leur entrée dans les dictionnaires s’accompagne d’une soumission à une réforme elle-même perçue comme un appauvrissement de la langue française. Difficile d’avoir le sentiment de sortir de la contre-culture quand on passe par la case sous-orthographe…

Sur le troisième point, de débat il n’y a même pas eu, le jeu vidéo comme objet commercial grand public préexistant de plusieurs décennies à la démocratisation d’Internet. De nombreux titres continuent de se jouer sans connexion, dont des succès mondiaux comme Grand Theft Auto V, dont le mode en ligne est totalement optionnel, ou The Legend of Zelda : Breath of the Wild. « Si vous jouez aux jeux vidéo hors ligne vous ne jouez pas aux jeux vidéo, évidemment », ironise Woodman UPRT sur Twitter.

« Pas une erreur »

Interpellé, le compte officiel du Robert a réagi sur Twitter, jeudi 1er juin, pour répondre aux critiques. « Il ne s’agit pas d’une erreur », explique la maison d’édition à propos du « gameur » avec un « u ». « La francisation des mots possède de nombreux avantages : elle permet le féminin en -euse et de différencier le verbe (dealer, interviewer, manager) du nom (dealeur, intervieweur, manageur) sans ambiguïté », détaille le message, plutôt bien reçu des internautes.

L’orthographe « jeux vidéo » avec un « s » se justifie, selon Le Robert, par « une régularisation du pluriel, comme pour les autres adjectifs en -o (paranos, machos, barjos, cathos, fachos…) ; cet emprunt à l’anglais qui vient du latin est déjà francisé par l’accent, il est logique de lui donner un pluriel régulier (d’autant plus que le pluriel du nom, des vidéos, ne pose pas de problème). » Et d’ajouter qu’il s’agit de « la forme recommandée par les rectifications de l’orthographe de 1990 », que Le Monde n’applique pas.

L’explication n’a guère convaincu. « Mais vidéo n’est pas un adjectif…, fait justement remarquer Morgan. Vous n’écrivez pas “légumes vapeur” avec un “s” à vapeur, si ? » Dans le cas de « “jeu vidéo”, le mot “vidéo” n’est pas un adjectif, et n’a pas à être accordé avec “jeux” car c’est unjeu sur support vidéo”, soutient Hajen Trigger. Ce qui fait, au pluriel, des jeux sur support vidéo. La remarque est aussi valide, par exemple, pour les supports audio. Ce sont les supports qui embarquent des données audio, il n’y a pas plusieurs “audios” selon les supports. »

Le Robert admet en revanche son erreur pour la définition. « Merci beaucoup de votre avis. Vous êtes les experts, nous tiendrons compte de vos remarques dans notre prochaine édition », a promis la maison d’édition.

Les débats sur ces définitions gameuses ont presque occulté ce qui était l’ajout majeur de l’édition 2018 du dictionnaire : l’arrivée du mot japonais « kawaii » (« mignon »). Qui, lui, a droit à son pluriel invariable.