Le docteur Cheick Oumar Bagayoko à Bamako, le 5 juin 2017. | DR

Mépris, dédain, ironie. Cheick Oumar Bagayoko, dans son élégant boubou marron et blanc, égrène avec un sourire aux lèvres les trois principales réactions auxquelles il a dû faire face quand il a voulu étudier l’informatique médicale. Fin des années 1990 au Mali, Internet se résume à un seul point d’accès dans toute la capitale. Mais Cheick Oumar Bagayoko et une poignée de ses camarades étudiants à la fac de médecine y voient un potentiel énorme. « Tout le monde faisait de la gynécologie ou de la médecine générale. Nous, ce qu’on voulait c’était changer le quotidien des médecins de brousse, qui se plaignaient de désapprendre et d’être trop isolés. Internet nous semblait être le meilleur moyen », explique Cheick Oumar.

Vingt ans plus tard, le docteur Bagayako est l’un des seuls professeurs agrégés en informatique médicale sur le continent africain. A 39 ans, il dispense des cours en France, en Suisse, mais aussi et surtout au Mali. De quoi susciter jalousie et incompréhension dans un pays où les enjeux de ses travaux restent abstraits pour beaucoup de professionnels comme pour les pouvoirs publics. Pourtant, Oumar Bagayoko a bien failli ne jamais devenir docteur. Faute de trouver un directeur de thèse – sur l’iconographie des lésions lépreuses dermatologiques – qui accepte de le tutorer.

Bande passante

« Tout le monde détournait le regard, personne ne voulait prendre la responsabilité d’un étudiant comme moi ! », se souvient-il en souriant. Jusqu’à sa rencontre avec Abdel Khader Traoré, docteur en médecine interne. « Personne n’y croyait à l’époque. Mais moi, cette bande de petits jeunes sur leurs ordinateurs, ça m’intriguait. Je me disais que, de toute façon, ça allait devenir important. » Le docteur Traoré pose comme condition qu’Oumar trouve un codirecteur de thèse, plus à même d’évaluer les aspects techniques informatiques. Ce sera un professeur suisse, rencontré lors de l’événement Bamako 2000, qui a réuni à l’aube du XXIe siècle les professionnels du secteur de l’Internet de l’époque dans la capitale malienne. « Une affaire de chance et de belles rencontres en somme », résume Cheick Oumar.

Mais les rencontres opportunes ont commencé un peu avant l’an 2000. En 1999, alors qu’il tente tant bien que mal de mener ses recherches sur l’utilisation des nouvelles technologies de l’information dans le domaine médical, il rencontre Amadou Toumani Touré (ATT), futur président putschiste, alors général… mais surtout président de la Fondation pour l’enfance. ATT prête déjà une oreille attentive aux projets d’Oumar et de ses camarades de l’époque. Il leur ouvre les portes de l’hôpital Mère-Enfant du Luxembourg, la structure hospitalière la mieux équipée du Mali. Les étudiants y trouvent un petit bureau… et Internet.

En 2002, Cheick Oumar Bagayoko est prêt à soutenir sa thèse. Mais se heurte à une difficulté de taille. Son codirecteur est en Suisse : il faut donc organiser une visioconférence. « Je ne sais pas si vous imaginez le défi technique que cela pouvait représenter. Pourtant il était capital que cela réussisse. Car prouver que la visioconférence était possible, c’était prouver du même coup que ce que je soutenais dans ma thèse pouvait être appliqué. »

La première tentative échoue piteusement. La connexion ne sera jamais établie entre l’hôpital du Point G, élégant bâtiment rose dragée sur les hauteurs de Bamako, et Genève. Mais en cette même année 2002, Amadou Toumani Touré devient président. Il développe depuis longtemps ses réseaux à l’étranger, notamment auprès du Grand-Duché, qui a financé l’hôpital Mère-Enfant. Et cette prouesse technique ne peut être pour lui que synonyme de retombées positives. « ATT a appelé la compagnie des télécoms et leur a ordonné de détourner toute la bande passante de Bamako, jusqu’à la connexion Internet de l’hôpital ! », se remémore Cheick Oumar Bagayoko. Sa thèse devient un événement national, retransmis à la télévision d’Etat et suivi par des centaines de personnes.

« Le projet d’une vie »

« Oumar, c’est un grand gagnant, un optimiste », estime le docteur Niang, qui a travaillé à ses côtés ces dernières années. Ce jour-là, il s’en souvient comme si c’était hier, il était chargé d’établir la connexion entre le Mali et la Suisse. « C’était incroyable ! En une minute, tous ceux qui nous dénigraient ont été conquis. » Le docteur Niang et Bagayoko ne cesseront jamais de travailler ensemble sur ce qui constitue pour eux « le projet d’une vie » : le Raft, le Réseau en Afrique francophone pour la télémédecine.

Cheick Oumar et son équipe sont partis du principe que la majorité des spécialistes se concentrent dans les capitales. Ils ont donc mis en place une plateforme sur laquelle les médecins de brousse peuvent interagir avec les spécialistes et demander de l’aide dans les domaines de la cardiologie, de la gynécologie, de l’ophtalmologie ou encore de la dermatologie. Aujourd’hui, ce réseau réunit plusieurs milliers de praticiens dans 19 pays sur le continent et fournit aussi des cours et des formations en ligne.

En 2016, Oumar Bagayoko et son équipe ont décliné la version web en une application mobile. Leur plateforme et leur technologie, adaptées aux connexions bas débit, font des émules et viennent d’être reprises dans plusieurs pays d’Amérique centrale sur des projets similaires.