Dix danseurs tournoient dans des volutes de fumée, évoquant un dragon, un ciel étoilé ou le tracé d’un pinceau. En toile de fond, une gigantesque vidéo montre des cheveux flottant au vent qui s’attachent en chignon pour former une toupie géante. La Fresque, dernier spectacle du chorégraphe français Angelin Preljocaj, est repris à La Criée, à Marseille, du 14 au 17 juin.

Cette adaptation d’un conte chinois déjà présentée en 2016 partira ensuite en tournée en France (notamment à Chaillot) puis dans le monde entier. Si on reconnaît la liberté gestuelle de Preljocaj, le décor vivant frappe tout autant. Il est signé Constance Guisset, figure du design français, connue depuis une dizaine d’années pour ses luminaires et son mobilier poétique, virevoltant et coloré, avec des pièces comme la chaise à bascule Dancing Chair ou la suspension Vertigo.

« La Fresque », d’Angelin Preljocaj

La Fresque (The Painting on the wall)

« Angelin Preljocaj a découvert mon nom en 2009, raconte la designer, en lisant un portrait de moi titré “équilibriste”, paru dans Libération. Il a immédiatement lié mon travail au Funambule de Genet qu’il souhaitait adapter et pour lequel il cherchait un décorateur. L’expérience m’a séduite car j’inscris le dessin de mes meubles dans le mouvement. » Suite à ce spectacle, le chorégraphe refait appel à elle en 2013 pour Les Nuits, puis pour La Fresque : « Elle a un talent d’artiste et, en même temps, j’apprécie le ping-pong créatif auquel les designers sont contraints avec leurs clients. Ils doivent plus souvent soumettre une profusion de propositions alors que les artistes campent volontiers sur leurs positions initiales. »

Le tandem Preljocaj-Guisset n’est certes pas le premier mariage entre le spectacle vivant et le design. L’histoire a commencé avec le Bauhaus, et s’est poursuivie tout au long du XXe siècle, avec des collaborations entre Martha Graham et Isamu Noguchi, ou encore Patrice Chéreau et Richard Peduzzi. Mais ces dernières années, le mouvement a pris de l’ampleur, designers ou architectes supplantant, le temps d’un spectacle, décorateur et scénographes.

« Unir les gens dans la même émotion »

De grands noms ont été sollicités telle Zaha Hadid signant le décor d’un Così fan Tutte en 2014, ou Frank Gehry celui d’un Orphée et Eurydice en 2015. Mais des créateurs moins mondialement connus entrent eux aussi en scène. Job Smeets et Nynke Tynagel (qui forment le fantasque duo Studio Job) ont ainsi signé les décors de la dernière tournée du chanteur Mika, transposant leur imaginaire trash-pop dans l’univers de l’artiste britannico-libanais. Paillettes, dégoulinades sucrées et cœurs immenses voisinent l’air de rien avec une tête de mort sur le piano du musicien.

« Raconter une histoire qui unit les gens dans une même émotion : voilà le lien le plus important entre théâtre et architecture, confirme l’architecte d’intérieur David Rockwell, qui a signé les décors d’une vingtaine de spectacles, dont le récent She Loves Me, présenté l’année dernière à Broadway. Une émotion que j’essaie de transmettre dans mes projets d’intérieur. »

Interview de David Rockwell (en anglais)

Building Broadway: SHE LOVES ME Set Designer David Rockwell

Architectes et designers sont unanimes : ces commandes enrichissent leurs deux univers créatifs. Dans son école d’architecture lyonnaise, Odile Decq engage carrément ses étudiants à danser, guidés par le chorégraphe Davy Brun. « La relation entre le corps et l’espace est fondamentale, avance-t-elle. Après une séance, nous avons demandé aux étudiants de redessiner l’endroit qu’ils avaient créé avec leurs mouvements. La danse est un vecteur pour mieux comprendre là où l’on vit. » Travailler avec un designer ouvre au metteur en scène de nouvelles perspectives. « Cela permet de lancer un processus de recherche. Metteurs en scène et chorégraphes tentent aujourd’hui de se renouveler avec l’appui de la vidéo, par exemple », explique Pierre Albert, responsable formation scénographie-costumes à l’école du TNS (Théâtre national de Strasbourg).

Les créateurs de Studio Job ont imaginé un écrin coloré et pop pour la dernière tournée du chanteur Mika (en haut). Et ce printemps, la chorégraphe Julie Desprairies et le designer David Enon ont reproduit le quotidien d’anonymes dans « Looping » (en bas). | Loek Blonk - David Enon

La création de nouvelles scènes dans des lieux qui n’étaient pas a priori conçus pour le spectacle vivant, comme des friches urbaines ou d’anciennes usines, a naturellement mené à faire appel à des designers et des architectes. Metteurs en scène et chorégraphes se sont retrouvés face à des problématiques scéniques inédites. « Vu la complexité des projets d’architecture, j’étais plus que capable de mener des scénographies de théâtre ! », claironne l’architecte Paul Andreu, le père de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, qui a travaillé à la fin des années 2000 avec le chorégraphe Nicolas Paul.

« Le designer baigne dans un univers de contraintes. Il saura proposer des décors accessibles, et à un coût maîtrisé. » Antoine Fenoglio, designer

Il est vrai que les architectes ont à leur disposition une palette d’outils souvent étrangère aux décorateurs. « On va chercher des solutions innovantes, on multiplie les techniques : imprimante 3D, commande numérique… De manière modeste mais guidés par une grande liberté créative, explique Antoine Fenoglio, le cofondateur du collectif de designers Les Sismo, qui a organisé le 1er juin au Centquatre, à Paris, une conférence consacrée à la danse, l’innovation et le design. Le designer baigne dans un univers de contraintes. Il est rompu à l’économie du projet et à son adéquation avec le public. Il saura proposer des décors accessibles, et à un coût maîtrisé. »

Au printemps dernier, à la Biennale de design de Saint-Etienne, une performance a mis en évidence les liens entre les deux disciplines. Dans Looping, la chorégraphe Julie Desprairies a reproduit, avec l’aide du designer David Enon, les mouvements quotidiens d’anonymes à la maison de la culture de Firminy (Loire), une construction de Le Corbusier. Dont ceux de Fatima, femme de ménage qui y suit tous les jours le même rituel : elle ouvre la porte bleu vif de la maison de la culture et s’avance jusqu’à son chariot. Raclette, produits ménagers, éponge… Tout est soigneusement rangé. Fatima s’est même offert une petite coquetterie en scotchant une radio à son chariot. « Elle a tout simplement inventé le chariot ménager sonore, s’enthousiasme Julie Desprairies. à ce titre, elle est designer autant que chorégraphe ! »