Coiffé d’une casquette, le jeune berger Khalifa Soltani, du village de Slatnya, au pied des monts Mghrilla, a été retrouvé mort le 3 juin 2017, assassiné par un groupuscule se réclamant de l’Etat islamique. | Le Monde Afrique

Ce jour-là, Khalifa Soltani portait une casquette bleu ciel et un blouson de cuir noir. Le Monde l’avait rencontré en son pauvre village de Slatnya au pied des massifs pierreux piqués de chardons du centre-ouest de la Tunisie. Là, sur les monts Mghrilla chevauchant les confins des gouvernorats de Sidi-Bouzid et de Kasserine, des groupes terroristes courent les maquis, intimidant les hameaux isolés. Khalifa était accablé. Il évoquait la mémoire de son frère Mabrouk, berger décapité trois semaines plus tôt, le 13 novembre 2016, un assassinat qui avait soulevé une indignation générale en Tunisie.

Le crime avait été revendiqué par le groupe Jund Al-Khilafa (« soldats du califat »), lié à l’organisation Etat islamique (EI), qui avait voulu ainsi « châtier » un prétendu informateur des autorités. Racontant l’insécurité ambiante, Khalifa, berger lui aussi, avait eu ce mot qui condensait tout le désarroi de ce village isolé du monde : « Nous avons peur, l’Etat est absent. » Le jeune Tunisien avait bien des raisons d’avoir peur.

Dix-huit mois plus tard, Khalifa vient de connaître le même sort tragique que son frère Mabrouk. Samedi 3 juin, son corps mutilé a été retrouvé sur un versant du mont Mghrilla. Le jeune villageois avait été enlevé la veille près de la source d’eau au-dessus de Slatnya où il avait coutume de conduire les chèvres de la famille. L’EI a revendiqué l’assassinat via son agence de propagande Amaq. Le cauchemar recommence à Slatnya. A la différence près que l’affliction se double désormais de la colère, celle des promesses non tenues. Certes, les autorités ont goudronné la piste de terre d’une dizaine de kilomètres qui reliait la grand-route au hameau, cet essaim de masures agrippées à des bourrelets de cailloux qui forment l’ultime habitat avant les hauteurs de Mghrilla.

Mais il y avait eu aussi ces engagements très officiels à assurer la sécurité de la population locale. Dans les jours qui avaient suivi l’assassinat de Mabrouk, Khalifa avait lui-même été reçu à Tunis, en compagnie de son cousin, par le président de la République en personne, Béji Caïd Essebsi. Ce dernier avait voulu témoigner solennellement de la sollicitude de l’Etat pour la famille éplorée. La photo de Khalifa, bonnet de laine enfoncé sur la tête et baskets foulant les tapis du palais de Carthage, avait fait sensation. Dix-huit mois après cette réception sous les lustres de la présidence, l’exécution de Khalifa sonne comme un cruel aveu d’échec de l’Etat tunisien. Dans cette région montagneuse, les autorités n’arrivent toujours pas à réduire les quelques maquis djihadistes qui y survivent.

« Gouvernement dégage ! »

Dimanche, les funérailles du jeune « martyr », comme on l’appelle désormais, ont été l’occasion pour les villageois de laisser éclater leur amertume. Lorsqu’une délégation gouvernementale – composée des ministres de la défense, des affaires sociales et du domaine de l’Etat – est arrivée assister à la cérémonie d’enterrement, la foule l’a accueillie avec des poings levés et des slogans peu amènes : « Gouvernement dégage ! », « Pilleurs du pays, tueurs de nos enfants ! » Le gouverneur de Sidi-Bouzid, dont dépend administrativement le village, a même dû faire demi-tour devant l’hostilité des villageois. « Les gens sont très en colère contre les autorités, car rien n’a changé en dix-huit mois », témoigne une habitante de Jelma, commune proche de Slatnya, qui a assisté à la scène. « L’ambiance était très tendue », abonde un autre témoin.

Lorsque nous avions rencontré Khalifa Soltani en décembre 2015 devant le logis familial, maison basse chaulée de blanc qui semblait comme écrasée par le mont Mghrilla, nous l’avions interrogé sur les propos tenus quelques jours plus tôt par son cousin Nassim à la chaîne de télévision Nessma. « Moi, je vais mourir, soit de soif, soif de faim, soit du terrorisme », avait lancé Nassim. L’émotion avait été profonde à travers le pays face à ce désespoir d’une jeunesse des régions intérieures s’estimant délaissée par rapport à la Tunisie relativement plus prospère du littoral. Khalifa était d’accord avec son cousin Nassim. Il avait opiné : « Oui, nous sommes comme déjà morts. » Terrible formule, comme si Khalifa ne savait que trop ce qui l’attendait.