Documentaire sur Arte à 23 h 40

C’est un vieux magnétophone dont les bandes magnétiques contiennent des témoignages émouvants et souvent accablants pour les dirigeants israéliens. Cinquante après la guerre des Six-Jours qui, du 5 au 10 juin 1967, montra au monde la force d’Israël face à ses puissants voisins arabes et permit à l’Etat juif d’annexer de nouveaux territoires (la bande de Gaza, la péninsule du Sinaï, le plateau du Golan, la Cisjordanie et, surtout, Jérusalem-Est, rendus en partie depuis), les paroles des soldats engagés dans cette guerre éclair résonnent différemment.

En juin 1967, tous les Israéliens euphoriques descendent dans les rues pour célébrer leurs héros militaires. En quelques jours, le petit David, avec à sa tête le général Moshe Dayan, a terrassé le grand Goliath, composé des armées égyptienne, syrienne et jordanienne. Pourtant, tous ne sont pas à la fête. Quelques jours après leur démobilisation, deux soldats sont mandatés par l’état-major du mouvement des kibboutz pour interroger leurs camarades sur leur expérience au front, afin d’en faire un livre en hommage aux militaires tombés pendant cette guerre.

Les deux soldats enregistrent, soir après soir, quelque deux cents heures de récits. Ils s’appellent Amos Oz, aujourd’hui écrivain et professeur de littérature, et Avraham Shapira, devenu historien. Au fil de leurs enregistrements, les deux hommes vont découvrir qu’ils ne sont pas les seuls à avoir été traumatisés par ce qu’ils ont vu et vécu. A l’écoute de ces témoignages, l’état-major décide finalement de ne pas les rendre publics. En 1971, l’armée israélienne autorise toutefois Oz et Shapira à publier les moins critiques dans un livre, The Seventh Day (non traduit, Charles Scribner & Co., 1970), qui deviendra un best-seller avant de tomber dans l’oubli.

Cette image d’archive montre des soldats israéliens avec des prisonniers, en 1967. | © Uri Mimon

Pendant près d’un demi-siècle, ces voix enregistrées soumises à la censure militaire sont donc restées dans les placards avant de renaître dans ce film bouleversant réalisé par une jeune documentariste, Mor Loushy, qui reçut le prix du Meilleur documentaire aux Ophirs Awards (Césars israéliens) en 2015.

La mise en scène de Mor Loushy est simple et efficace. A cinquante ans de distance, assis devant le vieux magnétophone, les jeunes soldats d’hier devenus aujourd’hui de vieux messieurs, écoutent en silence leur propre voix sur des images officielles de l’armée, des reportages de journalistes étrangers et des films de propagande. A l’issue du film, chacun exprime sa position face à la guerre et la politique d’Israel. Le parti pris de cette confrontation – entre les images glorieuses de la bataille de Gaza ou de Jérusalem et la parole des hommes qui y étaient – ne cesse de creuser le fossé entre les archives et la réalité de leur expérience. Le décalage est frappant. Sans appel.

Certains soldats confient leurs doutes sur la légitimité d’occupation des nouveaux territoires qui ont entraîné l’évacuation des civils palestiniens chassés de leurs terres.

Dans les enregistrements, certains disent leur fierté d’avoir écrasé les armées arabes et conquis de nouveaux territoires. Ils se déclarent heureux d’avoir, à cette époque, contribué à sauver Israël de l’anéantissement promis par les Arabes. Mais d’autres, loin de la vision héroïque, expriment leur malaise et leur traumatisme. Ils confient leur effroi devant les exactions dont ils ont été témoins, leurs doutes sur la légitimité d’occupation des nouveaux territoires qui ont entraîné l’évacuation des civils palestiniens chassés de leurs terres. « J’ai vieilli d’un seul coup », constate l’un. « Nous sommes devenus des assassins », confie un autre. Ces jeunes garçons que l’on encourageait à tirer dans le tas « comme à la fête foraine » ne sont jamais totalement revenus, ni de la peur, ni de l’impression ténue, poisseuse, d’être passés du côté des bourreaux. « Nous trahissons l’objectif du sionisme et de l’Etat juif pour l’avenir non plus de nos enfants mais de nos petits-enfants », dit en conclusion Avraham Shapira.

Des voix au-delà de la censure, de Mor Loushy (Allemagne-Israël, 2015, 80 min).