En France, 4,3 millions de cochons se font gazer sur les 24 millions tués par an, soit 18 %. | FRED TANNEAU / AFP

Les images sont glaçantes. On y voit des cochons chercher de l’air pendant d’interminables secondes tout en poussant des cris stridents, avant de s’effondrer, inertes.

Nous sommes à l’abattoir de Houdan, dans les Yvelines, et les porcs sont descendus via des nacelles dans un puits où ils sont asphyxiés au moyen d’un gaz, du dioxyde de carbone (CO2). Si cette méthode d’étourdissement des animaux avant leur abattage est légale, elle reste peu connue et elle est aujourd’hui décriée, au point que la filière tente de s’en détourner.

L’association L214, qui diffuse cette nouvelle vidéo, jeudi 8 juin, demande l’interdiction d’une pratique qui entraîne de « graves souffrances pour les animaux », en provoquant « réactions de fuite, hurlements, convulsions, détresse respiratoire… ». L’ONG, qui lutte contre la fin de toute exploitation animale, publie ces images, que Le Monde a pu consulter en exclusivité, quelques jours avant le procès de deux membres de l’association, dont son cofondateur, Sébastien Arsac.

Lundi 12 juin, ils comparaîtront en effet devant le tribunal correctionnel de Versailles pour « violation de domicile » et « tentative d’atteinte à l’intimité de la vie privée » après s’être introduits dans l’abattoir. Ils avaient été interpellés par les gendarmes en décembre 2016, en flagrant délit, alors qu’ils venaient récupérer des caméras qu’ils avaient cachées dans l’établissement. Les deux militants risquent un an de prison et 15 000 euros d’amende pour le premier chef d’accusation et un an de prison et 45 000 euros d’amende pour le second.

L’association, de son côté, avait porté plainte pour maltraitance contre l’établissement auprès du tribunal de grande instance de Versailles, en février, lorsqu’elle avait diffusé les premières images de l’intérieur de l’abattoir. Elles montraient des employés qui donnaient de violents coups aux cochons et utilisaient un aiguillon électrique pour tenter de les faire avancer jusqu’au dispositif de gazage.

40 secondes de panique

Fin mai, l’ONG a pu récupérer de nouvelles images versées au dossier pénal du procès, celles de la GoPro qu’elle avait installée à l’intérieur d’une nacelle, dans le puits de CO2. « Cette vidéo montre la réalité du gazage, qui est une monstruosité, dénonce Sébastien Arsac. On ne pourra plus évoquer l’image réconfortante des cochons qui s’endorment avant d’être saignés. Ils vivent au contraire un cauchemar éveillé. » Si cette pratique est légale, il estime qu’elle « contrevient au principe de l’étourdissement des animaux, qui doit les plonger dans l’inconscience avant leur mort et non les faire souffrir ».

Selon les calculs de l’association, les cochons attendent entre 35 et 40 secondes, dans la panique et les convulsions, avant de sombrer. Le système employé est tel que les porcs ne peuvent pas être immédiatement étourdis : il faut imaginer un « manège » avec sept nacelles, qui marquent un arrêt à chaque fois que deux cochons montent à bord. De sorte que les animaux mettent plus d’une demi-minute avant d’atteindre le fond de la fosse, là où la concentration de CO2 est de 90 %, le niveau nécessaire pour les étourdir rapidement.

Le PDG de l’abattoir de Houdan, Vincent Harang, qui « traite » quelque 140 000 porcs par an, réfute ces chiffres. « C’est sûr, l’endormissement de l’animal n’est pas instantané. Mais il se produit au bout de 10 à 20 secondes en moyenne », affirme-t-il au Monde. « Pour aller plus vite, poursuit-il, il faudrait revoir les machines et il y en aurait pour 300 000 euros ».

Soulignant que son installation est « agréée et homologuée », il défend le procédé du gazage. « Avec des méthodes d’étourdissement électriques, explique-t-il, les animaux deviennent durs comme du béton, tous leurs muscles se tendent et ils présentent parfois des fractures, tant le choc est violent. La saignée est alors beaucoup plus difficile. Avec le CO2, le corps est relâché et le personnel peut opérer dans de bien meilleures conditions. Du reste, les abattoirs du nord de l’Europe procèdent de cette façon. »

4,3 millions de cochons concernés

Cette pratique n’est utilisée que par six abattoirs en France, sur les 157 qui tuent des porcs. Mais comme trois d’entre eux sont de taille importante (notamment un des ateliers de découpe de la société Kermené dans les Côtes-d’Armor, qui fournit Leclerc), la méthode concerne malgré tout 4,3 millions de cochons sur les 24 millions tués par an, soit 18 %.

La majorité (82 %) sont étourdis par une autre technique, celle de l’électronarcose, avec laquelle un courant électrique traverse le cerveau des animaux. L’étourdissement, s’il est bien pratiqué, est instantané.

Mais selon l’Institut national de recherche agronomique (INRA), on observe de 13 % à 14 % d’échecs sur les cochons, dus notamment à des problèmes de positionnement des électrodes. « Dans le cas du gazage, c’est pire : c’est 100 % des animaux qui souffrent », note Sébastien Arsac.

Pourquoi alors utiliser le gazage ? Le mouvement est parti de l’Europe dans les années 1990. Les pays du Nord (Allemagne, Danemark, Hollande) se sont massivement dotés de puits à CO2, la Commission européenne poussant en faveur de cette technologie.

« Les experts la jugeaient plus acceptable car moins violente que l’électricité », explique un spécialiste de la filière porc, qui ne veut pas être cité. Parmi les autres arguments évoqués : des gains de coûts pour les grosses structures et une plus grande facilité pour conduire les cochons vers les postes d’étourdissement dans la mesure où ils restent en groupe.

« Grande souffrance »

En France, de nombreux professionnels n’ont pas voulu adopter cette méthode en raison du coût de l’investissement (1,5 million d’euros), mais aussi de sa complexité et des atteintes au bien-être animal. « Le CO2 est un gaz aversif [provoquant une réaction d’évitement ou de retrait de l’animal] qui, pendant les 15 à 20 secondes que dure l’inhalation, plonge l’animal dans une grande souffrance jusqu’à la phase d’induction, où il bascule dans l’inconscience », reconnaît Pierre Frotin, ingénieur à l’Institut de la filière porcine, cité par le rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur les abattoirs.

Depuis le scandale de l’abattoir d’Alès (Gard), en octobre 2015, qui avait déjà alerté sur le sort de cochons agonisant sous l’effet du gaz, la filière s’interroge : doit-elle abandonner cette méthode d’étourdissement ?

La question n’est pas tranchée. Le ministère de l’agriculture, dans son plan d’action prioritaire en faveur du « bien-être animal », indique « soutenir les recherches de techniques alternatives (alternative au CO2 notamment) ». Jeudi 8 juin, L214 a adressé au nouveau ministre de l’agriculture et de l’alimentation, Jacques Mézard, une lettre réclamant « l’interdiction de l’étourdissement des cochons au CO2 ».

Dès 2004, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) avait pointé le « problème du bien-être [animal] » posé par cette technique. Le sujet avait également fait débat lors du vote de la proposition de loi du député de Charente-Maritime Olivier Falorni sur les abattoirs, en janvier. L’Assemblée nationale avait rejeté les amendements qui demandaient l’interdiction du gazage mais elle avait voté la remise d’un rapport sur le sujet dans les six mois. Le texte n’a pas encore été voté par le Sénat. Il reviendra aux futurs parlementaires de se saisir du dossier.