Une tombe sur laquelle est écrit « femme inconnue ». | CHARLES OMMANNEY / GETTY IMAGES

Il est à peine 7 heures et le soleil affleure déjà sur les bouquets artificiels aux couleurs vives qui ornent les tombes du cimetière de Rio Grande City (Texas). Au bout de l’allée centrale, sur la droite, les premiers coups de pelle et de pioche de la journée s’abattent sur la terre grasse et lourde des pluies d’orage de la nuit.

Au fond d’une fosse d’une dizaine de mètres carrés, les gestes s’enchaînent : les seaux pleins sont hissés par des jeunes gens aux T-shirts et casquettes bordeaux, puis prestement vidés. La vingtaine d’étudiants des universités du Texas et d’Indianapolis (Indiana) qui s’activent dans ce cimetière du fin fond du sud des Etats-Unis sont encore frais et alertes ; les 35 degrés prévus ce jour-là ne les liquéfieront que dans quelques heures.

Car la tâche s’annonce rude. Ici, dans le comté de Starr, zone frontalière avec le Mexique, on enterre les morts en profondeur. Or, en cette fin de printemps, les équipes des anthropologues Krista E. Latham, Kate Spradley et Tim Gocha sont justement là pour… déterrer les corps. Mais pas n’importe lesquels : ceux de migrants anonymes, tombés d’épuisement ou de déshydratation dans le « corridor de la mort », à quelques kilomètres d’une frontière franchie avec succès, et inhumés là sans beaucoup d’égards.

Des morts sans nom auxquels les professeurs et étudiants engagés dans le projet Operation Identification (OPID), du centre de recherches en anthropologie légale de l’université du Texas, ont entrepris de redonner une identité.

Pour des centaines de personnes venues d’Amérique centrale, le long périple s’est tragiquement achevé dans des tombes sans signe ni repère, parfois des fosses communes, dans ce coin reculé du Texas. De 2001 à septembre 2016, plus de 6 000 corps ont été retrouvés dans les zones frontalières en Arizona, Californie, Nouveau Mexique et Texas. La plupart du temps, ces migrants voyagent sans papier pour éviter d’être renvoyés dans leur pays en cas d’arrestation ; une précaution qui rend difficile leur identification.

Crâne humain et rapace pour emblème

Entre défi scientifique, mission humanitaire et démarche politique, OPID met donc tout en œuvre pour retrouver et exhumer les corps, prélever leur ADN, les identifier, les rendre à leur famille et/ou leur assurer une sépulture digne. « Les familles savent bien que quelque chose est arrivé à leur proche. Mais ne rien connaître de leur mort leur laisse un manque terrible », dit Tim Gocha.

« Les familles savent bien que quelque chose est arrivé à leur proche. Mais ne rien connaître de leur mort leur laisse un manque terrible »

Ce matin-là, des étudiantes d’Indianapolis ont repéré des ossements au fond de leur parcelle. Il est encore trop tôt pour savoir si le squelette exhumé de la terre de Rio Grande City livrera une partie de son histoire avortée. Mais les équipes vont y travailler dans les semaines à venir.

« Tout le monde naît avec un nom ; il est important d’être enterré de même », juge Alexandra Frye, qui prend sa pause à l’ombre de la tente dressée dans le cimetière. Cette diplômée de 28 ans, originaire de la lointaine Caroline du Nord, n’avait avant ses études aucune conscience de ces drames frontaliers. Désormais engagée dans la défense des droits de l’homme, la jeune femme au T-shirt orné d’un logo explicite – crâne humain et rapace –, consacre une partie de ses vacances à cette mission.

Les drames se nouent ici, au nord du fleuve Rio Grande, barrière naturelle entre le Mexique et les Etats-Unis. Le paysage a beau être verdoyant, la nature reste inhospitalière. Sur des centaines de kilomètres carrés, broussailles, épineux, arbustes et cactus survivent sur un sol sablonneux propice à la chasse ou aux troupeaux des ranchs immenses qui dessinent le paysage. Mais le climat et ces étendues sans limite peuvent être fatals pour un homme à pied. « Ici tu peux commencer à marcher le matin et être mort en fin d’après-midi », assure Tim Gocha.

Eviter la police des frontières

Petit gabarit au physique de jeune premier, le chercheur de la Texas State University parle en connaissance de cause. A trois reprises, l’an dernier, il a arpenté cette brousse ardente à la recherche de corps et de restes humains. C’est dans ce quasi désert, jalonné d’éoliennes, d’antennes relais et de fermes isolées, que s’engagent les migrants soucieux d’éviter la police des frontières, qui tient les routes du sud des Etats-Unis sur plusieurs dizaines de kilomètres en remontant vers le nord.

« Ici, l’inaction et l’absence de fonds fédéraux sont choquantes, car même si les corps ne sont retrouvés qu’un par un, au final on est face à des centaines de disparus »

Choquée par « ce désastre de masse » survenant sur le sol américain, Kate Spradley a créé l’OPID en 2013 pour « tenter d’apporter une réponse à cette crise humanitaire ». Mais les chercheurs ne cachent pas la dimension politique de leur travail.

« Quand il y a une catastrophe naturelle ou un accident d’avion, la mobilisation est générale pour retrouver les corps. Ici, l’inaction et l’absence de fonds fédéraux sont choquantes, car même si les corps ne sont retrouvés qu’un par un, au final on est face à des centaines de disparus », avance Tim Gocha. « Il faut faire prendre conscience au pays de cette situation dramatique, assène Krista E. Latham, la directrice du centre d’identification de l’université d’Indianapolis. Aux informations, on ne nous parle que des dealers et des meurtriers qui passent la frontière. Les gens qui meurent ici sont des pères et mères de famille qui viennent chercher du travail. »

Depuis quelques mois, les flux de migrants ont tendance à diminuer, même si des corps sont toujours découverts. « La rhétorique du nouveau président, mais aussi les progrès dans la surveillance électronique et le travail de la police des frontières expliquent cette baisse », constate Urbino « Benny » Martinez, le shérif du comté voisin de Brooks, élu en janvier. « Mais jusqu’à quand ? », s’interroge ce quinquagénaire avenant, dans ses locaux de la ville de Falfurrias, siège du comté de Brooks, dans l’Etat du Texas.

« Pour un corps récupéré, cinq restent dans la nature »

Ce comté, situé à une centaine de kilomètres de la frontière, abrite un de ces checkpoints intérieurs qui obligent les immigrants à emprunter les chemins de traverse au péril de leur vie. Comme beaucoup ici, Benny Martinez plaide pour une ouverture élargie mais mieux contrôlée de la frontière. « Il faudrait donner des visas de travail aux migrants, mieux les suivre et concentrer les arrestations sur les trafiquants », dit le shérif. Selon lui, le mur promis par Donald Trump n’est pas la solution : « L’argent devrait être utilisé autrement ; les gens de Washington sont trop loin pour saisir le problème ».

« Chez nous les gens passent ou trépassent. Ces morts sont absurdes. Cela ne devrait pas arriver. Quelle tristesse de mourir ainsi, seul, à quelques centaines de mètres d’une route ou d’une ferme »

Depuis janvier, dix-sept cadavres ont déjà été récupérés ici, soit autant que sur toute l’année 2010. L’an dernier, soixante corps ou restes humains avaient été retrouvés dans ce seul petit comté. Mais selon le shérif, « pour un corps récupéré, cinq restent dans la nature ». Le pic a eu lieu en 2012 avec 129 victimes retrouvées et plusieurs centaines d’appels de détresse.

« Chez nous les gens passent ou trépassent. Ces morts sont absurdes. Cela ne devrait pas arriver. Quelle tristesse de mourir ainsi, seul, à quelques centaines de mètres d’une route ou d’une ferme », compatit Benny Martinez dans son bureau aux boiseries sombres.

« Il y a trois jours, on a retrouvé un Salvadorien, dont le décès remontait à quelques jours, raconte-t-il. Il était à un kilomètre à peine de l’autoroute. C’est un rancher, alerté par la présence de rapaces, qui l’a découvert et nous a prévenus. L’homme avait ses papiers sur lui, on a pu contacter deux de ses frères, qui vivaient dans le nord des Etats-Unis. » Un cas rare de cadavre identifié. « Pour tous les morts sans nom, ce que font les gens de l’OPID est fantastique », salue le shérif.

225 « cas » en stock

Le projet OPID a mis du temps à s’imposer. Politique, compliqué, émotionnel, le sujet ne va pas de soi. « Il nous a fallu deux ans pour comprendre le système, obtenir les autorisations, expliquer notre objectif aux autorités », confirme Kate Spradley. En 2016, pour la première fois, le projet jusqu’alors fondé sur le bénévolat a obtenu des subsides publics. Sa notoriété grandissante lui a valu une arrivée massive de corps (squelettes ou ossements), envoyés par les différentes régions touchées par ce morbide phénomène. « Nous avons actuellement 225 “cas” en stock, dans le laboratoire de l’université, à San Marcos », comptabilise froidement Tim Gocha.

Peu à peu les pratiques changent. Désormais une autopsie et des tests ADN sont effectués sur chaque corps retrouvé. Dans les consulats et les pays d’origine, l’information commence à circuler pour inciter les familles à la recherche d’un proche à donner des échantillons d’ADN. Mais ces procédures peuvent coûter cher et les retours sont limités.

« Lors de notre précédente mission, dans le comté voisin, on s’attendait à retrouver sept personnes. On est repartis avec vingt-quatre corps ! »

A Rio Grande City, en une semaine, treize squelettes ont été exhumés. C’est Michael Olvarez, responsable d’une des entreprises de pompes funèbres de la ville, qui a indiqué aux équipes où creuser. Si l’on en croit sa mémoire, « cinq corps ont été enterrés là, une dizaine d’autres un peu plus haut dans le cimetière ». « Lors de notre précédente mission, dans le comté voisin, on s’attendait à retrouver sept personnes. On est repartis avec vingt-quatre corps ! », s’étonne presque Tim Gocha.

Ni cercueil ni beaux habits

Ce matin-là, patiemment, à la truelle, les étudiantes accroupies à 1 m 70 de profondeur ont dégagé les restes humains, enveloppés dans un linceul maculé. Aidées par leur enseignante, elles ont glissé le tout avec prudence mais dextérité dans un « body bag » blanc. Pour ces morts exhumés, ni cercueil ni beaux habits, mais un sac de plastique ou de tissu.

A chaque fois, la procédure est la même. Remonté à la surface, le sac est annoté, un numéro de dossier lui est attribué. Dans un silence propice à une forme de recueillement, Tim Gocha appose des scellés. Pour l’heure, personne ne se prononce sur les chances de redonner sa part d’humanité au squelette retrouvé ce jour-là.

Installés à l’arrière d’un pick-up, le sac et son improbable contenu vont rejoindre le laboratoire de l’équipe texane, à plusieurs heures de route de là. « C’est le début d’une autre histoire, murmure le chercheur. Dans les prochaines semaines, les ossements seront nettoyés ; si des vêtements sont encore exploitables, ils seront lavés et photographiés. Idem pour les objets personnels, téléphone, lettres, bijoux… ». Une petite Bible a été retrouvée, une fois, à proximité d’un corps. Cette documentation sera publiée sur un site gouvernemental dédié aux personnes disparues et aux morts non identifiés (NamUS), accessible à tous.

Le travail d’identification peut prendre des mois et échoue parfois. « Mais, quel que soit l’état des corps, on ne ferme aucun dossier, assure Kate Spradley. Les progrès en termes de recherches ADN sont rapides, et d‘ici quelques années on sera peut-être en mesure d’identifier des corps pour lesquels nous n’avons aujourd’hui aucun indice. » A ce jour, le travail d’OPID a permis l’identification de vingt-trois corps et squelettes. Les familles ont été prévenues. Les restes pourront être décemment inhumés. Mission accomplie.