Une manifestation anti-Poutine a perturbé le cours d’un festival de reconstitution « historique » qui se tenait, lundi 12 juin à Moscou, le jour de la fête nationale russe. | Denis Tyrin / AP

Tenue de boyard ou chemise médiévale pour les uns, T-shirts et canards en plastique pour les autres. Deux populations aux antipodes se sont côtoyées, lundi 12 juin, sur l’avenue Tvserkaïa, à Moscou, qui devait accueillir un festival « historique » pour le jour de la fête nationale russe. Les seconds ont submergé les premiers. A l’appel d’Alexeï Navalny, plusieurs milliers de personnes ont pris possession de la plus grande artère de Moscou qui mène au Kremlin – avec des canards en plastique devenus le symbole de la corruption du pouvoir dénoncée par le premier opposant de Vladimir Poutine.

Interpellé dès la sortie de son domicile par la police, Alexeï Navalny n’a pas eu le temps de rejoindre ses partisans qui ont continué sans lui. Dans une ambiance surréaliste, les forces de sécurité déployées en nombre ont pourchassé les manifestants au milieu des bottes de foin, des catapultes et des stands médiévaux. Plus de 730 interpellations ont été recensées dans la capitale par l’ONG indépendante OVD-Info, presque autant à Saint-Pétersbourg. Des rassemblements ont également eu lieu dans des dizaines d’autres villes russes, de Vladivostok à Kaliningrad.

« 17 ans au pouvoir, ça suffit »

Plus de trois mois après les manifestations monstres du 26 mars organisées à travers tout le pays, Alexeï Navalny, candidat déclaré à l’élection présidentielle de 2018, est parvenu, de nouveau, à mobiliser la rue. Et comme la fois précédente, ce sont surtout les jeunes, parfois même des adolescents, qui ont répondu à son appel. Les arrestations, disent-ils, ne les effraient pas, quand bien même, en Russie, elles peuvent être lourdes de conséquences comme leur fermer les portes des universités ou de l’emploi. « C’est dangereux de toute façon de vivre en Russie », balaie, dans la foule moscovite Yvan, un grand rouquin de 17 ans, qui, comme beaucoup d’autres lycéens, n’aura pas encore l’âge requis pour voter à l’élection présidentielle de mars 2018. « Je ne veux plus de Poutine, ni de Medvedev [le premier ministre], dit encore Yvan. 17 ans au pouvoir, ça suffit. »

Des manifestants bloqués par les policiers anti-émeutes, lundi 12 juin à Moscou. | Alexander Zemlianichenko / AP

Des groupes sautillent en scandant : « un, deux, trois, Poutine va-t-en ! », repris en chœur. Les slogans sont devenus encore un peu plus directs, un peu plus hostiles au pouvoir. Les figurants en costume médiéval ont rangé leurs arbalètes. La fête est finie annoncent les autorités. Les familles partent, les manifestants restent, survolés par un hélicoptère. Maria brandit une pancarte « Eliminer le dragon », et explique qu’elle voudrait « vivre dans un autre pays ». D’autres portent des T-shirts « J’aime la Russie, j’en ai marre de ce régime ». « On est fatigués de ce pouvoir, je suis fatiguée », lâche Marina, 22 ans. Beaucoup agitent des drapeaux russes ou se drapent dedans – ce qui ne les empêche pas d’être interpellés.

« Je suis pour la patrie mais contre ce qui se passe dans le pays, contre la corruption, le vol, l’inégalité sociale », explique Artiom, un jeune père de famille en agitant le fameux canard jaune au-dessus de sa tête.

« On nous comparait souvent à Dubaï, mais ce pays est devenu prospère. Nous, nous avions les mêmes possibilités il y a 20 ans… Je regarde aussi la Chine qui est devenue une machine économique incroyable. Et nous, aucun avancement en 20 ans. Nous revenons toujours sur nos exploits militaires, mais c’est du passé, il faut arrêter de s’extasier pendant les fêtes de la victoire. La Russie n’est pas en train de se développer et c’est très triste. »

Navalny « est le seul »

Lorsque les forces anti-émeutes fondent sur un jeune pour l’embarquer, la foule gronde. « Ne touche pas le peuple, honte ! » Certains replient brièvement leurs pancartes mais la plupart ne reculent pas. Les manifestants sont de plus en plus isolés, le haut de l’avenue, place Pouchkine, n’est déjà plus accessible, barré par des cordons d’hommes en uniforme, mais on continue encore à distribuer des autocollants en lettres noires sur fond jaune « Nadoel » (« On en a marre »). Un slogan lancé par le mouvement d’opposition de l’ex-oligarque Mikhaïl Khodorkovski, en exil à Londres.

Mais c’est en Navalny que l’on croit, ici. Parce qu’il est jeune, 40 ans, qu’il fait espérer un changement, et qu’on lui reconnaît du courage – il encourt une nouvelle fois trente jours de prison selon ses avocats – et qu’il persiste malgré tous les obstacles dressés devant lui. « Il est le seul », soutient Artiom. Divisés, les autres opposants ne séduisent pas, ou peu.

Alexeï Navalny, après son arrestation à Moscou, lundi 12 juin. | Pavel Golovkin / AP

Sans doute, aussi, Alexeï Navalny sait-il mieux que d’autres s’adresser aux jeunes sur sa chaîne YouTube ou les réseaux sociaux, qui sont devenus ses meilleurs atouts. Au moment où il a été arrêté, l’organisation qu’il dirige, le Fonds de lutte contre la corruption, a été privée d’électricité. Depuis des heures, tôt le matin, son directeur de campagne, Leonid Volkov, animait un « live », vidéos à l’appui, de tous les rassemblements dans le pays.

Les Moscovites n’ont pas craint, non plus, de rejoindre une marche interdite par les autorités. Alors que la manifestation avait été autorisée dans une autre partie de la capitale, Alexeï Navalny a brusquement donné, la veille au soir, rendez-vous à ses partisans sur l’avenue Tverskaïa, au motif que les prestataires sollicités pour sonoriser le rassemblement, soumis à des pressions, lui auraient fait faux bond.

Lundi, tandis que les manifestants investissaient la « fête » et transformaient les célébrations du passé en un événement d’actualité, Vladimir Poutine faisait visiter son bureau à quelques mètres de distance à des jeunes lauréats de concours. Jeudi, le chef du Kremlin devrait s’adresser aux Russes à travers l’émission « Ligne directe », instituée depuis 15 ans. Il lui faudra trouver les mots pour apaiser une génération qui n’a connu que sa présidence.

Russie : l’opposant Alexeï Navalny et des manifestants arrêtés
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