« Vous avez quatre heures, calculatrice interdite. » | W.A.

« - Et lui, c’est qui ? C’est quoi son nom, c’est quoi son poste ?
- Je vais me renseigner, et je te dis. »

Ce genre de conversation anodine est sûrement bénigne dans 99 % des situations. Elle l’est un peu moins lorsque celui qui la pose est un journaliste sur le point d’interviewer un professionnel du jeu vidéo, et que c’est l’attaché de presse de ce dernier qui lui répond. Dans le monde fantastique de l’Electronic Entertainment Exposition, le salon annuel de Los Angeles, les « speakers », comme on appelle les porte-parole, sont interchangeables. Ils n’ont qu’une fonction : réciter un message appris par cœur.

Que notre interlocuteur commence à déclamer une réponse durant trois minutes en début d’entretien, avant même que nous ayons pu poser la moindre question, aurait sans doute dû nous mettre la puce à l’oreille. Au moins autant que ses réponses ultérieures, systématiquement à côté de la question. A l’image de cette obsession de vouloir placer « la Xbox One X est la console la plus puissante jamais conçue », à tout bout de champ, même sur une question portant plutôt sur la stratégie de Microsoft.

« - Quel est l’intérêt pour vous de sortir cette console, d’un point de vue stratégique et commercial ?
- Nous sommes vraiment excités de pouvoir offrir aux joueurs la console la plus puissante jamais conçue.
- Sony a vendu un million de PlayStation 4 en huit mois. Est-ce un objectif raisonnable pour vous ?
- Nous ne nous fixons pas d’objectif. Ce qui est important pour nous, parce que nous aimons nos joueurs, c’est de leur offrir la console la plus puissante jamais conçue.
- Etes-vous pour ou contre les chips dans les sandwichs ?
- C’est une excellente question et je vous remercie de me l’avoir posée. Je crois que ce qu’il faut bien voir, c’est que nous voulons vraiment offrir la console la plus puissante jamais conçue. »

(On caricature un peu, mais vous avez l’idée). A la sortie de ce genre d’interview, dont Microsoft est loin d’avoir l’exclusivité, le premier sentiment est d’avoir interviewé un communiqué de presse. Un rapide échange avec des confrères confirmera que ceux-ci auront eu la même désagréable impression de faire face à des réponses préenregistrées. Pire, en dépit d’intervenants différents et de questions différents, d’aboutir à des réponses similaires. A l’E3, on n’interviewe pas vraiment des humains, mais des parcmètres, payés pour donner à la chaîne une même répartie calibrée comme certains sont payés pour donner un ticket horodaté.

« - Tu connais le code wifi ici ?- Ouais, faut rentrer : consolelapluspuissantejamaisconçue » | W.A.

« Nous aimons avoir une conversation fluide et organique, et que notre speaker dise ce qu’il devrait dire », expliquera dans un bijou de langue de bois l’un de nos intermédiaires étatsuniens, car il faut bien le dire, les firmes américaines sont spécialistes dans cet art martial qu’elles ont inventé.

Des questions-réponses types apprises par cœur

L’art du media training répond généralement à un schéma assez simple : des « messages-clés » prédéfinis, que le porte-parole doit préalablement « digérer », parfois en apprenant par cœur une cinquantaine de questions-réponses types, auxquelles chaque question non identifiée sera rapportée, au risque de sembler légèrement à côté de la plaque.

Pourquoi tant d’acharnement à transformer l’exercice du dialogue en une balle au mur stérile ? Peut-être parce que les Tintin de la manette ont la fâcheuse manie de ne pas être toujours très sensibles au discours que les grandes entreprises aimeraient qu’ils relayent. On a ainsi vu plusieurs journalistes se lancer dans de savantes comparaisons des chaises de chaque conférence – nous ne donnerons pas de nom, il se peut que l’un d’eux soit en train d’écrire ces lignes. A leur décharge, le journaliste japonais du Wall Street Journal avait placé la barre très haut l’an passé en postant ses comparatifs de moquettes.

Journaliste attendant une vraie réponse à ses questions (allégorie). | W.A.

Cette année, la grande mode aura été de montrer pendant les conférences des vidéos de vidéastes en train de jouer à des jeux vidéo. Une sorte de mise en abîme un peu curieuse, mais qui ouvre bien des possibilités. Comme, par exemple, prendre en photo des journalistes en train de prendre des photos de consoles faites pour être prises en photo. (Vous me suivez ? Ce sera plus simple en images).

Safari-photo à l’E3. | W.A.

Tinder journalistique

En fait, à l’E3 comme en général, les relations entre éditeurs et journalistes ressemblent un peu à une session de Tinder, l’application de rencontre consistant à se choisir sur la base d’un intérêt mutuel. Parfois, il n’y a pas de « match », par exemple quand une présentation du très cubique Minecraft sert à démontrer l’exquise finesse de pixels qui n’intéressent personne. Parfois, il y a « match », comme quand l’annonce de la suite ou du remake d’un jeu culte suscite soudain un irrépressible enthousiasme chez le Tintin de la manette – par exemple, cette nuit, celle de Beyond Good & Evil 2 ou le remake de Shadow of the Colossus.

Et puis, il y a les moments où la belle machine déraille, en dépit de mois de préparation méticuleuse (côté éditeurs) et d’improvisation à l’aveugle (côté plumitifs). Ainsi de ces journées où le typhon du dawa ravage les petits tableaux Excel des plannings de rendez-vous bien calés, pour ne plus laisser qu’un vaste de champ de ruines sur lequel chacun improvise. Ainsi, surtout, de ces moments où submergés par une émotion pas tellement prévue, les créateurs eux-mêmes sortent de leur rôle de gentil porte-parole-parcmètre.

Ce fut le cas cette nuit, lorsque Davide Soliani, le responsable du jeu Mario + Lapins crétins, a pulvérisé les records de rougissement au moment de voir sa production présentée sur scène par Shigeru Miyamoto, légende vivante du secteur.

Sans doute est-ce la beauté secrète de l’E3. Traverser une forêt de parcmètres à la recherche de celui dont l’écorce de métal se fissurera ; traquer l’interaction derrière le code-barres ; espérer désespérément l’humain sous le communiqué de presse. Mais pour culturelle qu’elle soit, l’industrie du jeu vidéo reste cela : une industrie.

Alors, à cette industrie si créative autant qu’elle formate sa parole, lançons cet appel solennel. Ô vous parcmètres, tombez l’armure, fissurez le métal, rendez l’argent. Laissez-vous traverser par la puissance vénéneuse de l’improvisation, du chaos, et du sandwich jambon aux chips.