En 2010, Chelsea Manning transmettait à WikiLeaks des milliers de documents secrets de l’armée américaine. | HANDOUT / CHELSEA MANNING

On connaissait déjà l’histoire de Chelsea Manning. Comment elle a décidé, en février 2010, de transmettre des milliers de documents secrets de l’armée américaine à WikiLeaks. Comment elle fut arrêtée, quatre mois plus tard, avant d’être condamnée à trente-cinq ans de prison. Comment Barack Obama, à trois jours de la fin de son mandat, a finalement décidé de commuer sa peine, après sept années de détention particulièrement difficiles. Mais certaines pièces du puzzle manquaient encore à ce grand récit, et la principale, c’était elle : Chelsea Manning, privée de parole depuis son arrestation – seules quelques écrits avaient pu sortir de sa prison.

Lundi 12 juin, le New York Times a publié un très long article, issu d’une semaine passée aux côtés de la lanceuse d’alerte à New York. Celle-ci s’y confie pour la première fois et détaille le parcours qui l’a menée à devenir une figure emblématique de ce début de siècle. Téléphones mobiles à l’abri dans un micro-ondes – une technique de protection contre les écoutes également utilisée par Edward Snowden –, accompagnée dans ses déplacements par un garde du corps, Chelsea Manning, 29 ans, peine encore à comprendre l’impact qu’elle a eu sur le monde, qu’elle redécouvre à peine. « De mon point de vue, c’est le monde qui m’a façonnée, plus que tout. C’est à double sens. »

« J’ai cessé de voir des rapports, j’ai commencé à voir des gens »

Geek revendiquée – elle passe une partie de sa jeunesse à coder et jouer aux jeux vidéo –, issue d’une famille difficile – mère alcoolique, parents divorcés –, sa jeunesse est complexe, divisée entre les Etats-Unis et le pays de Galles, où elle vit un temps avec sa mère, et torturée par ses problèmes d’identité de genre. Chelsea Manning, assignée garçon à sa naissance et baptisée Bradley Edward, se définit comme gay dans sa jeunesse, ce qui lui vaudra des années scolaires difficiles, avant de faire son coming out de femme trans en 2013.

Critique envers l’invasion américaine

Intéressée par la politique et la marche du monde, elle se montre critique envers l’invasion américaine en Irak, mais se définit comme patriote. « Je me souviens de l’été 2007, chaque jour je m’asseyais devant la télévision » pour y découvrir des images de la guerre en Irak. « Je me suis dit que je pourrais y être utile ». Elle s’engage et est envoyée deux ans plus tard en Irak sur la base Hammer, à une soixantaine de kilomètres de Bagdad. « J’étais impatiente » d’y aller, confie-t-elle.

Enfermée dans des bureaux, elle analyse en continu images et rapports des troupes, qu’elle synthétise pour les transmettre à plus haut niveau. Elle est isolée du front, même si, précise le New York Times, « elle pouvait entendre la déflagration des voitures piégées ». Si au début, elle se concentre sur sa mission d’« écrémer [les documents] pour définir ce qui est pertinent ou non », raconte-t-elle, au bout de quelques mois, son attitude face à ces contenus commence à changer. « A partir d’un moment, j’ai cessé de voir des rapports, et j’ai commencé à voir des gens. »

Elle est curieuse du travail de Julian Assange et de sa philosophie de la transparence

Parallèlement, elle s’intéresse à WikiLeaks, dont elle entend parler pour la première fois en 2008. Elle se connecte en 2009 à des salons de discussions IRC consacrées au site, dans un premier temps comme simple observatrice, curieuse du travail de Julian Assange, le cofondateur du site, et de sa philosophie de la transparence. A l’époque (et aujourd’hui encore), elle pensait que « beaucoup de choses devaient rester secrètes », comme elle l’explique au New York Times :

« Nous devons protéger les sources sensibles. Nous devons protéger les mouvements des troupes. Nous devons protéger les informations nucléaires. Mais il ne faut pas dissimuler les erreurs. Il ne faut pas dissimuler les mauvaises décisions politiques. Il ne faut pas dissimuler l’histoire. Il ne faut pas dissimuler qui nous sommes et ce que nous faisons. »

Avant de quitter provisoirement sa base pour passer deux semaines de permission aux Etats-Unis, Chelsea Manning télécharge des milliers de documents relatifs aux guerres en Irak et en Afghanistan, sans savoir exactement, à cet instant, ce qu’elle compte en faire.

Les documents sur une petite carte mémoire

A son arrivée aux Etats-Unis, elle réalise que la guerre en Irak ne semble pas intéresser grand monde. « Il y avait deux mondes. Le monde de l’Amérique, et le monde que je voyais » en Irak. « Je voulais que les gens voient ce que je voyais. » Elle prépare alors une petite carte mémoire dans laquelle elle transfère une partie des documents, ainsi qu’un message : « Il s’agit peut-être de documents parmi les plus importants de notre époque, qui font la lumière sur la guerre et révèlent la véritable nature des guerres asymétriques du XXIe siècle, écrit-elle. Bonne journée. »

Elle comptait initialement transmettre ces informations au New York Times ou au Washington Post, mais ses tentatives de prises de contact échouent. Elle décide finalement, le 3 février 2010, de transmettre ses précieux documents à WikiLeaks.

« Le problème, c’est que de plus en plus, tout devient secret, par défaut »

Pourtant, rien ne se passe. Ses documents ne sont pas publiés, elle ne sait même pas si ses documents sont bien arrivés à destination. Au milieu du mois, elle remarque une conversation IRC WikiLeaks consacrée à la crise financière en Islande – elle décide de leur envoyer plusieurs câbles diplomatiques sur le sujet. Cette fois, WikiLeaks les publie au bout de quelques heures seulement.

Chelsea Manning décide alors de transmettre au site une vidéo qui marquera l’histoire : celle filmée d’un hélicoptère montrant une frappe américaine de 2007, dans laquelle douze personnes, dont deux journalistes de Reuters, ont été tuées. La célèbre agence de presse essayait depuis, en vain, de mettre la main sur cette vidéo. « On peut comprendre que certaines informations soient tenues secrètes quelques jours, voire même quelques années. Le problème, c’est que de plus en plus, tout devient secret, par défaut », regrette Chelsea Manning. La vidéo fera scandale.

Trahie par un confident

En mai, alors que Chelsea Manning comptait annoncer publiquement, selon elle, qu’elle était à l’origine de cette fuite, elle est convoquée par deux agents des enquêtes criminelles, après avoir été trahie par un confident avec lequel elle échangeait sur Internet. Terrifiée, elle s’est alors « enfermée dans [sa] tête », explique-t-elle. « Je me suis concentrée sur moi-même : sur qui j’étais, sur mes valeurs. »

Transférée au Koweït, isolée, elle ne sait rien de ce qui se dit alors à l’extérieur sur elle et commence à penser qu’elle a, tout bonnement, été oubliée. C’est là qu’elle tente une première fois de se suicider – plusieurs autres tentatives suivront pendant ses sept ans de détention. A nouveau transférée, aux Etats-Unis cette fois, dans une base de Virginie, elle découvre qu’elle est devenue une célébrité, quand un marine la salue avec enthousiasme. C’est ensuite qu’elle sera transférée vers Fort Leavenworth, au Kansas, où elle subira la plus grande partie de sa peine.

« Cela a été si difficile pour moi de digérer cette information de remise de peine »

Le 17 janvier, dans l’après-midi, Chelsea Manning frémit quand on vient la chercher dans l’atelier de la prison. « Je me suis dit, oh mon dieu, je vais avoir de gros problèmes. Je ne savais même pas ce que j’avais encore fait. » Dans une pièce qu’elle traverse, CNN tourne en boucle. Elle remarque le bandeau sur l’écran : celui-ci annonce une remise de peine. Elle se sent paralysée. « Cela a été si difficile pour moi de digérer cette information », explique-t-elle.

Que va-t-il désormais se passer pour la lanceuse d’alerte ? Après une sortie très discrète, elle avait décidé de révéler son visage sur les réseaux sociaux et commence, depuis quelques jours, à témoigner dans la presse et des émissions de télévision. Un documentaire, réalisé par la journaliste américaine Laura Poitras (déjà à l’origine du film sur Edward Snowden, Citizenfour), est prévu pour cet automne. Ses propres mémoires, rédigées en prison, pourraient être éditées prochainement.

Du côté de la justice, malgré la remise de peine, sa condamnation n’est pas effacée ; une procédure en appel a été engagée afin de « laver son nom », selon les mots de l’avocate de Chelsea Manning, Nancy Hollander. Une procédure qui pourrait aller jusqu’à la Cour suprême.