La maison de Grace et Sunday, couple de retraités à Benin City, dans le sud du Nigeria, est la dernière encore debout sur Bata Road. Ce sentier avalé par les marécages était autrefois une voie rapide par où transitaient chaque jour des dizaines de camions en route vers l’usine de chaussures Bata, l’un des fleurons industriels de Benin City, ville de quelque 10 millions d’habitants dans le sud du Nigeria.

Au début des années 2000, le géant européen de la chaussure, qui s’est développé dans le monde entier avant de voir ses ventes chuter face à la concurrence d’internet, a délocalisé son usine au Ghana, ne pouvant plus faire face aux pénuries constantes d’électricité. Quelque 3 000 personnes, essentiellement des jeunes, ont perdu leur emploi. Depuis, les systèmes d’irrigation qui entouraient le quartier n’ont plus été réparés et l’eau a repris ses droits, engloutissant chaque maison sur son passage.

Exploitation sexuelle

« On n’a rien. Rien à manger », explique à l’AFP Grace, une soixante d’années, son dernier petit-enfant dans les bras, installée dans un grand canapé qui témoigne des revenus d’antan. La retraite de son mari, ancien fonctionnaire, n’a pas survécu à la dévaluation du naira, la monnaie nigériane. Tous les voisins sont partis, et le couple espère pouvoir faire de même.

Deux de ses six enfants sont partis clandestinement en Italie il y a quelques années. Depuis, ils envoient quelques centaines d’euros quand ils le peuvent pour faire construire une nouvelle maison familiale, l’actuelle menaçant de s’effondrer à tout moment. « Je ne sais pas ce que ma fille fait là-bas. Mais elle travaille, elle est bien. C’est elle qui devrait plutôt s’inquiéter pour moi, tranche Grace. Si j’avais son âge, je partirais aussi. »

En 2016, 37 500 Nigérians sont arrivés par bateau sur les côtes italiennes, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). L’immense majorité était originaire de Benin City. La ville est gangrenée par les réseaux de traite humaine, avec à leur tête des « madames » qui envoient les candidats sur le chemin de l’exil. « Une fois sur place, en échange de leur passage, ils devront payer une dette qui s’élève de 20 000 à 50 000 euros », note l’organisation des Nations unies.

Selon l’OIM, plus de 5 000 Nigérianes sont arrivées en Italie en 2015, « et la grande majorité d’entre elles était destinée à l’exploitation sexuelle ». Les hommes, eux, sont souvent enrôlés de force dans les réseaux mafieux locaux qui encadrent le système.

Des champs à l’abandon

Le phénomène est né à la fin des années 1980, au moment de l’effondrement industriel de la région. Les dictatures militaires et les programmes d’ajustement structurel ont été fatals à l’économie nigériane, entraînant une grave chute de sa monnaie. Depuis près de trente ans, l’Etat d’Edo survit grâce à l’argent de ses enfants partis sur la rive nord de la Méditerranée : désormais, même les petites sommes représentent un vrai salaire pour les familles, tant qu’elles sont envoyées en devises étrangères.

Dans la périphérie de Benin City, les maisons en briques poussent comme des champignons au milieu de champs laissés pour la plupart à l’abandon. Emmanuel Otoide, jeune chef de chantier, construit une grande maison pour sa cliente. Elle vit en Italie depuis dix ans et n’a jamais remis les pieds au Nigeria. Sur les murs, la mère de la propriétaire a collé des affichettes de son église pentecôtiste : « 2017 est l’année de ma lumière. »

« Sa mère vend de l’eau en sachet sur le marché. Sans l’argent de là-bas, je ne pense pas qu’il aurait été possible de construire une maison », explique l’ingénieur du bâtiment. Derrière lui, des ouvriers creusent à la pelle les fondations d’une autre habitation. Sous une chaleur suffocante, ils transpirent à grosses gouttes, dix heures par jour, pour un salaire de 3 000 nairas (environ 8 euros).

Chute du niveau d’éducation

Le semblant de développement économique gagné grâce aux émigrés est pourtant « factice et de courte durée », note la sociologue Kokunre Eghafona-Agbontaen, de l’université de Benin City. L’argent envoyé à des familles souvent très pauvres et peu éduquées n’est pas investi dans des « entreprises viables » ou « pour acheter des terres à cultiver », mais il est « utilisé à des fins personnelles et n’apporte aucune contribution visible à la transformation de la communauté », explique la chercheuse.

Pis, selon elle, la migration clandestine a entraîné une chute du niveau d’éducation dans l’Etat d’Edo, puisque les jeunes cherchent à partir plutôt que de poursuivre leurs études, convaincus que leur avenir professionnel ne se fera pas au Nigeria. Un constat que partage Philip Shaibu, vice-gouverneur de l’Etat : « Les parents cherchaient les meilleurs trafiquants pour envoyer leurs enfants en Europe, comme on chercherait la meilleure école pour leur éducation ! »

Après des années d’inaction au niveau politique, les nouvelles autorités d’Edo assurent vouloir éradiquer ces « cartels dangereux » en dynamisant l’industrie et en créant 200 000 emplois. Un défi immense et quasiment utopique dans un pays où les problèmes énergétiques sont le cauchemar de tout investisseur.

Mais, depuis 2016, l’Union européenne fait pression sur les pays de départ, notamment par des appuis financiers à des projets de développement. Une « diplomatie douce », comme l’appelle M. Shaibu, qui encourage les politiciens à prendre conscience du problème : « Nous voulons que notre jeunesse soit reconnue à l’étranger pour les talents acquis ici, au Nigeria. Pas qu’elle parte se noyer dans les eaux libyennes. »