Film sur Ciné+ Club à 20 h 45

Arnaud Desplechin − Trois souvenirs de ma jeunesse − « J'adore ce tableau »

De quoi est faite l’identité d’un homme ? Des noms, date et lieu de naissance inscrits sur son passeport ? Des souvenirs mutants qui se disputent l’espace de sa mémoire, récrivant jour après jour les chapitres de son ­roman personnel ? Qui est Paul Dédalus, le héros de ce film ? Son nom vient de Stephen Dedalus, alter ego de James Joyce venu au monde dans le Portrait de l’artiste en jeune homme, ressurgi dans Ulysse, où il cultivait une relation des plus indignes avec sa génitrice. Son prénom le rattache à une lignée de personnages de la modernité cinématographique française, dont Arnaud Desplechin a repris le flambeau.

Paul Dédalus est sa créature, son double fictionnel né sous les traits de Mathieu Amalric dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle). Douze ans plus tard, il refaisait surface à un âge enfantin dans Un conte de Noël. Le voilà donc de retour dans ce film-enquête aux accents pérecquiens, qui s’enfonce en apnée dans les rets de sa mémoire.

Anthropologue de profession, Dédalus apparaît, dans la première scène, à Douchanbe (Tadjikistan), alors qu’il s’apprête à rentrer en France après de longues années de recherche à l’étranger. Un contrôle d’identité à l’aéroport le conduit dans un sous-sol sinistre, dont la lumière verdâtre et les murs de béton rappellent l’ambiance des films d’espionnage de la guerre froide, où un agent de la DGSE le soumet à un interrogatoire bizarre.

Quentin Dolmaire et Lou Roy-Lecollinet dans « Trois souvenirs de ma jeunesse », d’Arnaud Desplechin. | WHY NOT PRODUCTIONS/JEAN-CLAUDE LOTHER

Paul Dédalus porte le même nom qu’un autre homme, lui dit-on, né le même jour que lui, dans le même hôpital, et mort depuis quelques années. Lequel des deux est le vrai ?

Trois souvenirs de ma jeunesse est l’autoportrait de ce personnage dual, à la fois créature et créateur, dont Antoine Bui, Quentin Dolmaire et Mathieu Amalric, les acteurs qui l’incarnent ici à trois différents âges de sa vie, font la synthèse. « Je me souviens, je me souviens, je me souviens… », marmonne Dédalus, tandis qu’un fondu au noir emporte le film dans un tourbillon romanesque, un voyage dans trois épisodes fondateurs de sa jeunesse.

L’enfance d’abord, épisode le plus court et le plus violent. Une altercation furieuse avec sa mère, filmée à la manière d’un film d’épouvante, une nuit, dans la maison de Roubaix, conduit Paul à quitter le foyer familial. A 12 ans, il part s’installer chez une vieille tante (Françoise Lebrun), liée par une amitié amoureuse à une exilée russe, dissidente ayant fui le stalinisme, dont le mari est mort exécuté. Un raccord brutal sur l’enterrement de la mère de Paul imbrique, comme le film ne cessera de le faire par la suite, l’histoire intime et la grande Histoire.

Extrait - TROIS SOUVENIRS DE MA JEUNESSE - "Je suis exceptionnelle"

L’épisode suivant retrace un voyage scolaire à Minsk, en URSS, au cours duquel le personnage, mandaté par une organisation politique juive, transmet de l’argent à un groupe de refuzniks et offre son passeport à un jeune homme, pour lui permettre de gagner Israël. Le troisième, cœur battant du film, revient sur son premier amour, avec Esther, jeune fille aux allures de femme fatale, dont l’aplomb et l’appétit de vivre l’ont fait chavirer.

Dans un style qui évoque parfois le rêve, parfois le souvenir, qui donne lieu à un florilège de fantaisies formelles, ces trois épisodes se renvoient des échos. Œuvre somme, Trois souvenirs de ma jeunesse entrelace les ombres des films précédents de Desplechin avec les héros de son musée imaginaire (Proust, Yeats, Platon, Lévi-Strauss, Lénine, Soljenitsyne, Ford, Demy…). La mémoire circule ainsi au gré d’un savant jeu de ­rimes, de signes, comme un ­puissant flux souterrain voué à exploser dans le présent.

Trois souvenirs de ma jeunesse, d’Arnaud Desplechin. Avec Mathieu Amalric (Fr. 2015, 120 min).