De jeunes footballeurs s’entraînent avec les internationaux français le 11 juin à Clairefontaine. | FRANCK FIFE / AFP

Respecte-t-on davantage l’équipe adverse en levant les crampons quand l’écart de buts est trop grand ou, au contraire, doit-on poursuivre quitte à la battre sur un score de rugby ? Ce dilemme de sportivité, digne de l’épreuve de philosophie au bac, est posé par la mésaventure d’un entraîneur espagnol d’une équipe de jeunes footballeurs de la région de Valence, racontée par le quotidien El Pais dans son édition du jeudi 15 juin.

Au début du mois, les moins de 11 ans du CD Serranos ont infligé un sévère 25 à 0 à ceux de Benicalap. Les petits footballeurs de ce club ont d’ailleurs passé une saison difficile en n’inscrivant aucun point dans le championnat et en encaissant 247 buts… Quelques jours après, l’entraîneur a été licencié par ses dirigeants. Il s’agissait de l’entraîneur de Serranos, l’équipe vainqueur.

La raison invoquée est plutôt surprenante pour qui a arpenté les terrains officiels de football et ceux d’autres sports collectifs, où l’on a souvent entendu que respecter son adversaire impliquait de jouer à fond jusqu’à la fin du match. « Nous encourageons le respect de l’adversaire et après le brouhaha qu’a provoqué le résultat, nous avons pensé que l’entraîneur aurait dû démissionner. Il n’a pas bien géré la situation, a déclaré Pablo Alcaide, l’un des dirigeants du CD Serrano. C’est difficile de l’expliquer à un jeune garçon, mais nous devons donner des consignes dans ce genre de cas, en demandant aux joueurs de multiplier les passes, onze ou douze fois consécutivement par exemple, avant d’essayer de marquer. »

« Ce n’est pas jouissif pour des mômes de gagner 25-0 »

En Espagne, pays de football encensé pour son beau jeu, le débat fait en tout cas rage entre deux écoles, rapporte le quotidien espagnol. La première, représentée par les équipes de jeunes de Bilbao, le Barça, le Betis Séville ou encore la Real Sociedad, promeut un changement de tactique, plus défensif et en retrait, dès lors qu’une de leurs équipes mène par un écart de dix buts.

Les représentants d’autres clubs défendent à l’inverse une philosophie bien différente. « Il est tout aussi irrespectueux de gagner par 25 à 0 que de garder le contrôle du ballon et de tirer n’importe où », souligne dans El Pais un responsable du club de Villarreal, rejoint en cela par l’Espanyol Barcelone.

Et en France ? Patrick Gobert, responsable des jeunes du Paris Football Club, renommé pour son excellente formation, a vécu une situation similaire lors d’un récent tournoi international à Tokyo : « Nous sommes partis avec les moins de 14 ans. Nous étions dans les tribunes et nous avons vu une équipe japonaise mettre un 10-0 à un adversaire. Nos éducateurs ont dit : “Nous, on aurait levé le pied, sinon c’est humilier l’adversaire. Il faut respecter l’adversaire”. Ce n’est pas très jouissif pour des mômes de gagner 25-0. Les enfants obéissent énormément à leurs éducateurs. Notre devoir est donc de faire très attention. »

Philippe Liotard, sociologue du sport à l’Université Lyon 1 et ancien éducateur sportif, se souvient d’avoir vu des enfants de six à huit ans qu’il accompagnait subir une déculottée car évoluant à un joueur de moins. L’entraîneur adverse avait attendu la mi-temps avant d’accepter de lui prêter l’un de ses joueurs.

« La soumission totale au règlement »

Il met en cause la logique fédérale, basée sur la compétition et la primauté du résultat. « Je suis certain que les mêmes gamins, en bas de chez eux, ne comptent même plus les buts et s’autorégulent en remettant le score à zéro ou en rééquilibrant les équipes. À l’inverse des clubs fédéraux où seuls les meilleurs jouent, avec les copains, même les moins bons trouvent leur place. Si ces jeunes joueurs avaient réellement le contrôle sur le jeu, je pense qu’il n’y aurait pas eu 25 à 0. »

Philippe Liotard poursuit :

« Pourquoi le règlement ne peut pas être détourné ? À cause de la soumission totale à celui-ci. On pourrait considérer que le match est gagné à partir d’un certain score, on arrête la rencontre, on mélange les équipes et on joue ensemble pour le plaisir. »

Récemment, un documentaire britannique a raconté l’histoire de la sélection des Samoa américaines, qui avait en 2001 subi la plus lourde défaite lors d’un match international (31-0 contre l’Australie). « Une équipe de rêve » (Next Goal Wins dans sa version originale), qui avait reçu le prix du meilleur documentaire au Festival britannique du film indépendant, défendait l’idée que les valeurs d’humilité, d’abnégation et de respect avaient autant de place que la culture du résultat dans le football, fût-il de haut niveau. Et ni le sélectionneur australien, ni son homologue samoan n’avaient perdu leur poste à l’issue de la rencontre.