Londoniens et habitants du quartier de North Kensington viennent régulièrement fleurir des mémorials improvisés autour de la cité HLM. | NIKLAS HALLE'N / AFP

Difficile de ne pas les voir. Dès la sortie du métro de Ladbroke Grove – fermé depuis plus d’une semaine –, les portraits de personnes portées disparues dans l’incendie de la Grenfell Tower, à North Kensington, sont placardés à chaque coin de rue, comme des stigmates du drame qui a endeuillé ce petit quartier populaire de l’ouest londonien, enclavé dans l’un des quartiers les plus riches de la capitale britannique. Un peu partout, des mémoriaux ont été improvisés, avec des mots, des prières et des fleurs laissés par les habitants, mais aussi des Londoniens d’autres horizons.

« Arrêtez de prendre des photos, ce n’est pas une attraction touristique », peut-on lire sur une barrière, alors qu’un périmètre de sécurité bloque l’accès à la tour. Le long d’un autre chemin menant aux cités, des cœurs en papiers ou en craie apparaissent, ainsi que l’inscription « 4 cœurs pour 24 étages ».

Selon le dernier bilan officiel donné lundi 19 juin, au moins 79 personnes sont mortes ou présumées mortes dans l’incendie qui s’est propagé très rapidement le 13 juin et a ravagé la tour. Mais beaucoup de personnes manquent à l’appel et le bilan pourrait être plus élevé. « 160 morts selon un bilan de la communauté », peut-on lire sur une affiche placardée sur le Latymer Christian Centre, un centre social et religieux. « La vérité c’est qu’il n’y a probablement pas beaucoup de survivants », soupire Patrick, jeune lycéen.

« Les seuls qui aident ici ce sont l’église et la mosquée ! Mais ce sont des pauvres qui sont morts »

Plusieurs habitants en veulent aux autorités locales, et au gouvernement, accusés de n’avoir pas prévenu le drame et d’avoir abandonné les habitants après l’incendie. « Les seuls qui aident ici ce sont l’église et la mosquée ! », regrette Houari Ghrib, qui réside à Ladbroke Grove, à quelques minutes de la tour, et travaille dans un magasin à Fulham. « Mais ce sont des pauvres qui sont morts », poursuit-il.

A l’issue d’une marche silencieuse, menée mardi par des proches des victimes, plusieurs personnes ont pris la parole à la tribune improvisée sous un « périph », la Westway, pour exprimer leur colère. « Pourquoi personne n’a été arrêté ? », demande un homme à la tribune, alors que plusieurs habitants ont expliqué avoir alerté les gérants de l’immeuble et les autorités locales sur le fait que la tour était en piteux état et mal protégée contre les risques d’incendie depuis longtemps. Le revêtement installé un an plus tôt suscitait également l’inquiétude.

David Lammy, député travailliste à Tottenham, a qualifié le drame de « corporate manslaughter » (terme de droit britannique pour désigner un homicide involontaire commis par une entité). Dans le quartier, les affiches « Justice pour Grenfell » sont sur tous les murs. Les survivants de l’incendie ainsi que des témoins seront entendus dans le cadre d’une enquête publique et d’une enquête criminelle annoncées par les autorités, fait savoir Victoria Vasey, directrice du North Kensington Law Centre, un centre qui aide des victimes du drame dans leurs démarches juridiques.

Plusieurs affiches intiment les passants de ne pas photographier la tour, par respect pour les victimes. | NIKLAS HALLE'N / AFP

« Chaos total »

L’accompagnement des survivants est également critiqué. « Des gens ont dormi dans leur voiture ou dans les parcs », a dénoncé lundi soir sur Sky News la députée travailliste locale, Emma Dent Coad, qui a décrit un « chaos total » peu après l’incendie. « Nous ne sommes pas au courant de victimes dormant dans les parcs, et si c’est le cas, nous les invitons à rejoindre le centre sportif de Westway », a répété mardi dans un communiqué l’équipe désignée par le gouvernement, pour répondre aux critiques.

Au moins 138 placements temporaires ont été faits dans des hôtels pour des survivants de la tour et des résidents proches, et les besoins en logements permanents de toutes les victimes sont en cours d’évaluation, ajoute le communiqué. Une aide financière de plusieurs centaines de milliers de livres a déjà été débloquée pour toutes les personnes concernées, assurent les autorités. « Certaines personnes ont refusé l’hôtel et choisi d’aller chez des amis ou des membres de leur famille », explique Victoria Vasey. Certaines victimes sont par ailleurs toujours hébergées dans un centre sportif local.

Les survivants doivent également engager des démarches sur le plan administratif. « Ils n’ont pas de passeports, de cartes bancaires », poursuit Mme Vasey. La directrice du centre local souligne que la situation est encore plus précaire pour les immigrés en cours de régularisation, ou même les sans-papiers, qui pourraient avoir peur de demander de l’aide aux autorités. « Toutes ces choses sont insignifiantes face au besoin de faire le deuil et de reconstruire sa vie. »

Depuis l’incendie, North Kensington est assailli par les médias, mais aussi par les dons, et les bénévoles qui se présentent aux commerces et aux lieux de culte environnants. « Ils doivent demander aux gens d’arrêter de donner », explique Ewi Truman, étudiante britannique. Beaucoup amènent des jouets pour les enfants, de la nourriture, des chaussures, etc. « Les victimes ont désormais besoin de choses plus complexes, comme un logement », explique son ami Chris Burruy.

La gentrification inquiète

Comme d’autres quartiers de Londres, Kensington est un cas particulier de mixité sociale où des populations très riches vivent à quelques rues des très pauvres. « Nous sommes à la porte d’à côté de chez les millionnaires », explique Daniel, jeune qui a grandi à North Kensington. En marchant un peu, on tombe en effet sur la rue pavillonnaire de Cambridge Gardens. En continuant encore, les marcheurs atteindront assez vite les quartiers riches de Kensington, et notamment Portobello Road, attraction touristique chic de l’ouest londonien.

« Les victimes vont vouloir être relogées dans leur quartier, estime Mike Long, révérend de l’Eglise méthodiste de Nothing Hill, à quelques pas de la tour Grenfell. Certains survivants se sont vus offrir des places en hôtel à Earls Courts mais ont refusé de quitter le centre sportif parce qu’elles avaient peur de ne pas pouvoir revenir dans le quartier. » Et il ajoute :

« Avant l’incendie, les habitants étaient déjà inquiets face à un plan local d’urbanisme proposant de détruire certaines tours pour installer des logements privés. »

« Ils veulent démolir les tours, soi-disant pour notre sécurité », déplore ainsi Damian, un lycéen du quartier.

Pour répondre à ces inquiétudes, l’équipe d’urgence formée par le gouvernement assure dans un communiqué essayer de placer les habitants dans des hôtels du Royal Borough of Kensington and Chelsea, et « accepter complètement le vœu des résidents de rester proches de leur communauté. » A l’issue d’une réunion avec l’équipe, la première ministre, Theresa May, a aussi assuré lundi soir dans un communiqué que tous les survivants seront relogés dans le quartier ou dans un quartier mitoyen, dans un délai d’environ trois semaines.

Dans le quotidien britannique The Guardian, la députée travailliste Emma Dent Coad – qui a remporté une circonscription jusqu’ici exclusivement conservatrice – a vivement critiqué la politique urbaine locale, qu’elle accuse de vouloir embellir le quartier sans penser aux habitants les plus démunis. « Il y a une réelle peur que le développement urbain soit en réalité un programme d’épuration sociale », s’inquiète l’élue.

« Ce n’est que récemment que la gentrification a fait son chemin à Kensington »

A la fin des années 1950, Notting Hill a connu de violentes émeutes, en raison notamment d’agressions racistes de groupes d’extrême droite contre les immigrés vivant dans le quartier de North Kensington. Dans les années 1950 et l’après-guerre, où Londres a été touchée par des bombardements allemands, les logements très abordables de ce quartier ont accueilli « une forte immigration noire issue notamment des Caraïbes, et travaillant comme chauffeurs de métros et de bus », raconte Mike Long, révérend de l’Eglise méthodiste de Nothing Hill.

« La construction de logements sociaux gérés par l’Etat était une politique importante de l’après-guerre », renchérit Lisa Robertson, chercheuse à l’Université de Warwick. C’est ainsi que des logements sociaux et des populations modestes se sont installées. « Ce n’est que récemment que la gentrification a fait son chemin à Kensington, Notting Hill, etc., ajoute la chercheuse. Aujourd’hui, ces tours et logements abordables se situent sur des terres qui ont en théorie une immense valeur. »

Dans le sud de Londres, à Eléphant & Castle, des logements sociaux ont été détruits au cours des années 2010, mais les habitations les ayant remplacés quelques années plus tard « ne comprenaient que très très peu de logements abordables », raconte Lisa Robertson.