Yacouba Badji a ce mot terrible, accablant, pour évoquer sa traversée de la Libye : « C’est pire que l’époque de l’esclavage colonial. » Le jeune Sénégalais de 21 ans, maillot de corps blanc et nattes naissantes, s’interrompt parfois dans son récit, gorge nouée et œil humide. Il est assis sur une chaise en bois du foyer d’accueil du Croissant-Rouge à Médénine, ville du sud-est de la Tunisie, non loin de la frontière avec la Libye. Là, il peut souffler, se remettre d’aplomb, ramasser ses pensées vers un avenir des plus incertains. Il est encore en vie, c’est déjà l’essentiel.

Fin mai, le Zodiac au moteur cassé à bord duquel il avait pris place en compagnie de 125 autres migrants (une femme périra en mer), a dérivé jusqu’à Zarzis, au sud de Djerba. L’embarcation avait quitté deux jours plus tôt la ville libyenne de Sabratha, la principale plate-forme de départs vers l’Italie, où affluent chaque semaine jusqu’à 3 000 candidats au rêve européen. Le Zodiac de Yacouba a raté sa course, dérouté par des courants vers la côte tunisienne. Ses occupants peuvent s’estimer heureux d’avoir échappé au naufrage. A Zarzis, les flots rabattent chaque semaine sur les plages des cadavres de migrants noyés en mer.

« Un peu plus chers que les moutons »

Yacouba est originaire de la Casamance, au sud du Sénégal. Il a vécu un temps en Gambie voisine, où il a acquis une formation : les techniques du froid. Mais, raconte-t-il, sa « situation familiale était terrible » – son père avait été « assassiné en Casamance » – et il mûrit vite le projet de s’exiler en Europe, pour « perfectionner [sa] formation ». Il commence par se rendre au Mali, où on le met en garde : « Tu as intérêt à avoir de bons passeurs. Sinon, on te vendra sur les marchés comme un animal. »

Voilà Yacouba averti. Il ne pouvait pourtant imaginer ce qui l’attendait en Libye dès la frontière avec le Niger franchie, au cœur de l’été 2016. Ce ne fut qu’un enchaînement maudit de violences, de détentions arbitraires, d’enlèvements et de rackets, livré aux mains de trafiquants et autres gangs criminels. « Un animal de marché », « acheté » et « revendu », Yacouba a été ravalé à ce rang-là durant cette sinistre traversée. « On est simplement un peu plus chers que les moutons, ajoute-t-il. Je n’oublierai jamais. »

Dès l’entrée en Libye, Yacouba et ses compagnons de voyage sont détroussés, forcés – sous la menace de coups – de vider leurs poches de leur téléphone portable et de ce qu’il leur reste d’argent. Un avant-goût de ce qui s’annonce à Sabha, la principale ville de la région méridionale du Fezzan, oasis au cœur du désert. Là, le chauffeur prétend ne pas avoir été payé – alors que Yacouba avait déjà réglé à un passeur 200 000 francs CFA (300 euros) pour le trajet Agadez (Niger)-Sabha (Libye).

« Comme un esclave »

Le jeune Sénégalais se retrouve détenu dans une maison « bien protégée », aux murs hérissés de fil de fer barbelé. C’est une prison privée. Le procédé est coutumier : les migrants sont « vendus » à des geôliers qui se chargent de leur soutirer de l’argent. Sous les coups et les violences, les détenus sont sommés d’appeler au téléphone leur famille afin de les supplier d’acheter – à distance – leur libération.

Mais Yacouba n’a personne parmi sa famille ou ses amis susceptible de payer. Seule solution : s’enfuir. Une nuit, à 3 heures du matin, alors que les gardes dorment, lui et ses cinq compagnons d’infortune – un Sénégalais et quatre Nigérians – défoncent les portes et disparaissent dans le désert. Un septième détenu périra durant l’évasion. Les fuyards se retrouvent quelques jours plus tard dans une ville voisine, Brak Al-Shati. Durant cinq semaines, Yacouba lourera ses bras pour installer des climatiseurs. Il a de la chance, son employeur lui verse son dû. « Pour beaucoup d’autres, on les paie à peine, dit-il. S’ils protestent, on les frappe. C’est comme du travail forcé. »

Le pire est à venir. Avec son pécule de Brak Al-Shati, Yacouba poursuit sa route jusqu’à Sabratha, l’une des villes côtières de la Tripolitaine (ouest), principale plate-forme de départs, ultime halte avant le grand saut de la Méditerranée : l’île italienne de Lampedusa n’est qu’à 300 km. Le jeune Sénégalais passera à Sabratha huit mois « comme un esclave ». Il patiente dans un camp où les différentes filières de passeurs concentrent des milliers de migrants. Campo Bahar, le « camp de la mer » : ainsi est dénommé le lieu. Yacouba a payé 1 500 dinars libyens (180 euros) pour l’équipée vers Lampedusa. En octobre 2016, la première sortie en mer, à bord d’un Zodiac, est un échec.

Théâtre de tous les trafics

Les garde-côtes libyens l’interrompent sans tarder. Les occupants se retrouvent dans un centre de détention de Zaouïa, une ville voisine. Géré officiellement par les autorités de Tripoli, le centre est en fait le théâtre de tous les trafics. Yacouba achète sa libération au tarif de 500 dinars (62 euros) que règle son passeur, un Sénégalais comme lui. « En attendant le paiement, les gardiens me frappaient », raconte-t-il.

Libre, Yacouba retourne au Campo Bahar de Sabratha. Deux mois plus tard, une deuxième tentative de sortie avorte : une fuite d’eau dans le Zodiac et la météo défavorable contraignent le canot au retour. L’échec provoque la colère du groupe armé qui avait supervisé le départ. A titre de sanction, le migrant à qui avait été confié le pilotage du Zodiac est « assassiné », se souvient Yacouba, et celui qui détenait la boussole et le téléphone satellite – destiné à appeler les navires de secours en mer – violemment tabassé.

Pour Yacouba, il faut encore patienter au camp de Sabratha. La chance n’est décidément pas de son côté : une troisième tentative de sortie en mars échoue à nouveau. Cette fois, le Zodiac est intercepté au large par des hommes armés chevauchant des jet-skis qui le ramènent sur la plage, non sans avoir subtilisé le canot et le moteur. Yacouba découvre à cette occasion que ces « bandits à scooter » des mers, phénomène apparu récemment, bloquent toute embarcation qui ne leur a pas payé de dîme.

« Des animaux sauvages »

A terre, les occupants du Zodiac se retrouvent une fois encore dans un centre de détention, établissement officiel formellement géré par Tripoli. Yacouba n’y reste pas longtemps. Il est en quelque sorte « revendu » à une prison privée. Là, selon la « coutume » désormais bien établie, on le somme d’appeler sa famille afin de régler les 150 000 francs CFA (228 euros) pour prix de sa liberté. Ainsi peut-il rejoindre à nouveau la base de départs de Sabratha. Mais il lui faut repayer 800 dinars (100 euros) pour un nouveau départ en mer.

La quatrième tentative, fin mai, sera moins calamiteuse : parti au cœur de la nuit, le Zodiac, où ont pris place 126 personnes, parvient à franchir les eaux internationales. Seul incident : des pêcheurs sur un chalutier croisé – d’une nationalité indéterminée – brandissent un couteau et menacent de crever le canot si les migrants ne paient pas le droit de passer. Les Africains – des Sénégalais, des Ivoiriens, des Gambiens, des Nigérians, etc. – harassés, épuisés et déjà complètement détroussés, trouveront de quoi rassembler quelques piécettes, ultime rançon. Ils franchissent l’obstacle. Mais Lampédusa, leur rêve, s’est évanoui. Le moteur a rendu l’âme et le courant rabat le Zodiac sur la côte tunisienne de Zarzis où les volontaires du Croissant-Rouge les prennent en charge.

Assis sur sa chaise du foyer de Médénine, Yacouba répète : « C’était encore pire que l’esclavage colonial. A tout moment, vous pouvez mourir en Libye. On se demande s’ils sont vraiment des êtres humains, s’ils ont des valeurs. Ils se comportent avec nous comme des animaux sauvages. » L’Europe, il y a cru, il continue d’y croire, mais il regrette d’avoir tenté cette traversée de la Libye. « A mes frères, je dis : “Si vous voulez rejoindre l’Europe, éviter la Libye, allez-y par d’autres moyens”. »