Sepp Blatter et l’émir du Qatar, le 2 décembre 2010, à Zurich. | PHILIPPE DESMAZES / AFP

Les dirigeants de la Fédération internationale de football (FIFA) ont préféré se donner du temps pour réagir, évitant de communiquer « à chaud ». Il faut dire que l’instance mondiale risque d’être prise dans la tempête alors que le quotidien allemand Bild a commencé à publier, lundi 26 juin, des extraits du rapport d’enquête sur l’attribution controversée des Mondiaux 2018 et 2022, respectivement à la Russie et au Qatar. Sur plusieurs jours, le journal va révéler, au compte-gouttes, des éléments de ce document confidentiel de quatre cent trente pages, rédigé par l’ex-procureur américain Michael Garcia.

Conservé dans un coffre par Marco Villiger, directeur juridique et secrétaire général adjoint de la FIFA, ledit rapport Garcia n’a jamais été publié par l’instance malgré un vote en ce sens du comité exécutif de la Fédération, en décembre 2014. « Il aurait dû être publié il y a longtemps », insiste le Nord-Irlandais Jim Boyce, ex-vice-président de la FIFA (2011-2015), qui militait à l’époque pour la parution du document.

Deux millions de dollars versés à une fillette de 10 ans

Selon les premiers éléments publiés par Bild, deux millions de dollars ont été versés au moment de l’attribution des Mondiaux « sur le livret d’épargne » de la fille — âgée alors de 10 ans — du Brésilien Ricardo Teixeira, alors membre du comité exécutif de la FIFA et aujourd’hui inculpé par la justice américaine de corruption.

« Un ancien membre exécutif de la FIFA a félicité des membres de la Fédération qatarie et les a remerciés par mail pour un virement de plusieurs centaines de milliers d’euros » juste après l’attribution de la compétition au Qatar, le 2 décembre 2010, écrit Bild. Le journal ajoute que « trois membres exécutifs de la FIFA disposant d’un droit de vote [Ricardo Teixeira, l’Argentin Julio Grondona et le Paraguayen Nicolas Leoz] sont allés à une fête à Rio dans un jet privé de la Fédération qatarie de football avant le vote pour l’attribution de la compétition ».

Quant à l’Aspire Academy, vaste complexe sportif qatari, et à son patron, Andreas Bleicher, ils ont également « été impliqués de manière décisive dans la manipulation des membres de la FIFA disposant d’un droit de vote ». Bild révèle également que Charles Botta, expert zurichois de l’immobilier sportif et époux de l’assistante de l’ex- président de la FIFA Sepp Blatter (1998-2015), a signé des contrats avec le Qatar pour sa société de construction. La légende allemande Franz Beckenbauer, membre du comité exécutif de la Fédération de 2007 à 2011, et son homme de confiance, Fedor Radmann, sont également mentionnés dans le rapport.

Une attribution non remise en cause

Le 13 novembre 2014, la FIFA avait mis en ligne la synthèse réalisée à partir du rapport Garcia par le président de la chambre de jugement du comité d’éthique de la FIFA, l’Allemand Hans-Joachim Eckert. Ce dernier avait estimé, en substance, que si des « conduites douteuses » avaient bien accompagné le processus d’attribution du Mondial 2022 au Qatar, elles ne pouvaient être qualifiées de faits de « corruption » et remettre en cause le vote du 2 décembre 2010.

« La décision du président de la chambre de jugement contient plusieurs présentations incomplètes et erronées des faits et conclusions détaillés dans le rapport », avait riposté Michael Garcia, qui avait vainement exigé la parution du document dans son intégralité. L’enquêteur américain avait démissionné deux jours avant que le comité exécutif de la FIFA ne se prononce pour la publication de son rapport « sous une forme appropriée » et « une fois que les procédures en cours concernant plusieurs individus [seraient] terminées ».

Contacté par Le Monde en décembre 2016, le porte-parole de M. Eckert confirmait que, outre le comité d’éthique de la FIFA, « seul M. Villiger [le directeur juridique], et personne d’autre », avait « accès » au rapport. Or, selon nos informations, le document a été consulté, avant leur radiation, par Sepp Blatter et par son secrétaire général français (2007-2015), Jérôme Valcke.

Le rapport Garcia : une somme de 400 pages de preuves

Michael Garcia avait disposé d’un budget de 5 millions d’euros et d’une équipe de cinq enquêteurs pour effectuer une tournée mondiale en vue de la rédaction de son rapport. Au total, il avait rassemblé 220 000 preuves matérielles et réalisé 75 entretiens individuels avant de boucler son rapport de 400 pages.

Quand le fruit de son travail sera-t-il publié par la FIFA ? En avril 2015, Le Monde avait posé la question au Suisse Cornel Borbély, successeur de M. Garcia. Par le biais de son porte-parole, il avait fait savoir que le document « sera publié après l’achèvement de toutes les procédures ».

Cinq dirigeants, dont quatre « votants » du 2 décembre 2010 pour l’attribution des Mondiaux au Qatar et à la Russie, ont fait l’objet d’une enquête disciplinaire. Ex-patron de la commission d’évaluation technique chargée d’examiner les dossiers des nations candidates, le Chilien Harold Mayne-Nicholls a été suspendu sept ans, en juillet 2015, par le comité d’éthique.

Membre du comité exécutif, le Belge Michel D’Hooghe a été blanchi, le 24 février 2015. Vice-président de la FIFA et patron de la fédération de son pays, l’Espagnol Angel Villar Llona a reçu, en novembre 2015, un avertissement et une amende de 23 150 euros pour n’avoir pas pleinement collaboré à l’enquête de M. Garcia.

Ancien membre du comité exécutif (2007-2011), l’Allemand Franz Beckenbauer a, lui aussi, été averti pour avoir, dans un premier temps, refusé de répondre aux questions sur l’attribution des deux prochains Mondiaux. Quant au Thaïlandais Worawi Makudi, il a été suspendu pour cinq ans, en octobre.

Qui avait alors, à la FIFA, le pouvoir de publier ce rapport ? « Hans-Joachim Eckert a la pleine autorité de décider de la publication du rapport Garcia, répondait alors au Monde son porte-parole. Néanmoins, aussi longtemps qu’il y a des procédures éthiques et la possibilité que d’autres soient ouvertes dans le futur, une publication du rapport est impossible à ce stade. Cela n’entraverait pas seulement les enquêtes du comité d’éthique, mais aussi affecterait négativement les droits des personnes concernées avant qu’une décision soit prise. »

M. Eckert n’a guère eu le temps de donner son accord, puisque son mandat — tout comme celui de Cornel Borbely, le successeur de Michael Garcia à la tête de la chambre d’investigation du comité d’éthique — n’a pas été renouvelé par la FIFA lors de son 67e congrès, en mai.

Pièces du puzzle

MM. Eckert et Villiger ne sont toutefois pas les seuls à détenir ce rapport. A la suite d’une plainte de la FIFA, en novembre 2014, une copie du document avait été transmise au procureur suisse Michael Lauber. A ce jour, ce dernier a relevé cent soixante-dix-huit « annonces [d’activités suspectes] pour soupçons de blanchiment d’argent » dans son enquête, dont plusieurs volets concernent l’attribution des Mondiaux 2018 et 2022.

Ceux qui ont eu accès au rapport Garcia sont catégoriques : le document ne contient aucune preuve déterminante qui pourrait entraîner la remise en cause du vote du 2 décembre 2010 sur le plan juridique. Mais les nombreuses pièces du puzzle sont assez compromettantes pour déclencher une tornade médiatique.

« Cela dépend de ce que vous entendez par “smoking gun”, confie au Monde, sous couvert de l’anonymat, une source qui a lu le rapport. Une conclusion plausible peut être suffisante pour un journaliste, mais elle n’a pas toujours de valeur juridique, par exemple, devant une cour civile. Donc, on peut arriver à une telle conclusion, même si elle n’est pas suffisamment étayée par des preuves. » Une manière de dire que, dans cette affaire, la frontière entre l’éthique et le cadre légal est particulièrement ténue.

A ce jour, treize des vingt-deux membres du comité exécutif qui ont participé au scrutin d’attribution du 2 décembre 2010 ont été soit inculpés, soit suspendus, soit écartés, soit avertis par la FIFA en raison du « Qatargate » ou pour d’autres dossiers. Et les révélations au compte-gouttes du Bild devraient encore un peu plus ternir la réputation de la Fédération internationale.