Le 17 mai, l’AFP annonce qu’un couple non marié vient d’être lapidé par des islamistes près d’Aguelhok, dans le nord du Mali. La dépêche originelle indique qu’entre onze et vingt et une personnes ont assisté à l’événement, que quatre bourreaux ont jeté des pierres jusqu’à ce que mort s’en suive, que « les islamistes ont filmé la scène ». « Tout le monde était calme », ajoute le témoin cité. Le lendemain, RFI reprend la nouvelle.

L’AFP et RFI appuient leurs annonces sur les témoignages de « notables » et d’« élus » du nord du Mali, où l’activité djihadiste demeure intense malgré la présence de forces internationales. La nouvelle de la lapidation circule vite. Elle est reprise par d’importants organes de presse, dont Le Monde ou le Guardian.

Rapidement, cependant, des journalistes locaux ou des ressortissants de la zone actifs sur Twitter mettent en doute la nouvelle. Ils s’accordent pour dire qu’une jeune femme accusée d’entretenir une relation non maritale a bien été enlevée le 16 mai, mais disent ne pas disposer des preuves de sa lapidation. En tant que chercheurs travaillant sur la région depuis plusieurs années, nous mobilisons aussi nos réseaux de connaissances et d’amis sur place, généralement bien informés. Personne ne confirme la lapidation.

Une affaire révélatrice

Pour certains observateurs, la lapidation pour affaire de mœurs apparaît d’autant plus plausible qu’un cas similaire a eu lieu à Aguelhok en 2012. Pourtant, rien de tel ne s’est produit cette fois. Une semaine après la première dépêche AFP, diverses sources indiquent que la jeune femme a finalement été libérée et renvoyée chez elle. Dans un communiqué, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’ah Nusrat Al-Islam wal-muslimin, JNIM), le principal mouvement djihadiste dans la région, nie qu’une lapidation a eu lieu et met en garde contre la diffusion de fausses informations. Le 29 mai, l’AFP revient sur son annonce initiale. La peine n’a pas été exécutée, précise-t-elle. Peu après, RFI lui emboîte le pas.

Cette affaire n’est pas qu’un cas malheureux. Elle est révélatrice des conditions spécifiques de fabrication de l’information dans une zone de guerre, le nord du Mali, où les activités des groupes djihadistes font l’objet de représentations très particulières et de la difficulté à la vérifier. L’AFP et RFI travaillent depuis Bamako et Dakar, respectivement situés à 1 500 km et 4 500 km de Kidal, où se produisent les événements. Les chercheurs sont soumis aux mêmes limites d’accès, pour des raisons sécuritaires évidentes. Le résultat est que journalistes et chercheurs s’appuient par défaut sur des sources indirectes qu’il s’agit de trianguler. Et il est parfois très difficile de savoir si deux informations identiques que l’on reçoit proviennent de sources réellement différentes.

Des simplifications abusives

Ces contraintes devraient donc inviter à d’extrêmes précautions dans le traitement des témoignages, une prudence qui a fait défaut à l’AFP et RFI.

C’est d’autant plus problématique que, dans le nord du Mali, les rivalités communautaires abondent et brouillent souvent à dessein les informations. Un clivage majeur oppose, notamment dans la zone d’Aguelhok, des membres des communautés Imghad, généralement alliés au camp gouvernemental, à ceux des Ifoghas, tribu d’où provient le chef du JNIM, Iyad Ag-Ghali. Par ailleurs, l’affaire de la lapidation survient au moment où des segments de la société civile et politique malienne lancent des appels au dialogue avec Iyad Ag-Ghali, une démarche que refusent en bloc les autorités et les forces internationales. L’affaire d’Aguelhok précède également de peu la visite d’Emmanuel Macron aux troupes françaises à Gao, au cours de laquelle il a réaffirmé l’engagement anti-terroriste de la France au Sahel. Dans ce contexte saturé d’enjeux politiques locaux et internationaux, les propos des témoins sont très probablement biaisés. Il est donc impératif de multiplier les sources le long d’un spectre politique aussi large que possible.

Cet épisode malheureux n’illustre pas seulement les difficultés pratiques du métier de journaliste en situation de guerre mais aussi les simplifications abusives des médias au sujet du quotidien des populations maliennes vivant sous occupation ou influence djihadiste. Les principaux médias occidentaux, mais aussi africains, ont beaucoup de difficultés à rendre compte des relations complexes qui s’établissent entre groupes radicaux et populations.

La plupart de médias dépeignent la gouvernance des zones djihadistes dans le nord du Mali comme un règne de terreur sans équivoque. Pourtant, depuis 2012 déjà, les enquêtes de terrain mettent au jour une situation plus nuancée où l’utilisation de la menace et de la violence chez les groupes radicaux coexiste avec des modalités moins coercitives de gouvernance et une volonté réelle de fournir des services aux populations afin d’implanter leur modèle.

Au centre du Mali, les mouvements djihadistes contraignent les populations à écouter les prêches publics. Ils recourent régulièrement à l’élimination de personnes soupçonnées de collaborer avec l’Etat ou les forces armées étrangères. Mais, dans le même temps, ils fournissent aux populations des formes de justice de proximité adaptées dans des régions désertées par les magistrats depuis le début de la guerre. Ils encouragent également la suppression de droits fonciers contestés qui bénéficient à des minorités ou à de vieilles aristocraties déclinantes. Ils offrent une protection indispensable aux éleveurs nomades durant les périodes de transhumance. Et, là où les médias ne retiennent que l’interdiction de la musique et des fêtes pendant les mariages par des éléments radicaux obtus, bien des jeunes de ces régions sont séduits par les règles simplifiées d’union matrimoniale que leur proposent les djihadistes. Celles-ci leur permettent en effet de s’émanciper plus facilement du contrôle qu’exercent les aînés sur les choix matrimoniaux des cadets.

Les femmes

Il ne s’agit pas ici de nier le recours à la violence contre des civils, et les femmes en particulier. Même si la très grande majorité des gens tués par les djihadistes sont des hommes, les violences à l’encontre des femmes – à l’exemple des enlèvements et des mariages forcés pratiqués à Gao en 2012 – ne doivent pas être sous-estimées.

Les femmes ont d’ailleurs parfois résisté à ces formes d’oppression. Ainsi, à Kidal, en 2012, certaines ont protesté contre la décision d’Ansar Eddine, l’ancien groupe d’Iyad Ag-Ghali, d’imposer de fortes restrictions sur leurs mouvements dans l’espace public ou sur la pratique de la musique traditionnelle (tendé). Dans le même temps, d’autres femmes ont soutenu, voire adhéré à Ansar Eddine. Là encore, la relation des femmes sahéliennes aux mouvements djihadistes ne cadre pas avec un récit univoque fait exclusivement de violence et de domination.

Dans la région du lac Tchad, plusieurs organisations – y compris International Crisis Group – ont révélé qu’un nombre non négligeable de jeunes femmes kanuri avait délibérément rejoint l’organisation Boko Haram dans l’espoir d’y trouver un « bon mari » et de bénéficier d’opportunités économiques créées par la présence du groupe. Aux yeux de certaines femmes vivant dans des zones particulièrement appauvries, rejoindre une insurrection djihadiste peut être, au départ du moins, un choix plus attractif que de demeurer soumises à un ordre patriarcal villageois particulièrement strict.

Alors que nous interrogions nos amis et contacts locaux sur l’affaire d’Aguelhok, leurs récits sombraient rarement dans l’émotionnel ou l’indignation. Ils s’interrogeaient plutôt sur la logique de ceux qui avaient enlevé la jeune femme et sur les risques que celle-ci encourait, selon la charia, la loi islamique.

De multiples récits nous ont été rapportés à son sujet. Ils ont tous deux éléments en commun : le mari de la femme enlevée est détenu en Algérie pour un crime indéterminé ; elle a eu un enfant de son amant. Voici les questions précises de nos interlocuteurs : la femme enlevée était-elle divorcée de son époux devant la loi ? Et allaitait-elle son enfant ?

Charia et traditions locales

Dans un cas d’adultère, un juge islamique doit tenir compte de ces questions avant de prononcer une peine éventuelle. Infliger une punition corporelle à une femme ne relève pas du caprice de sociopathes sanguinaires, mais fait l’objet d’un débat juridique.

Ces points de droit s’inscrivent dans des discussions plus larges sur les peines relatives à l’application de la charia, et particulièrement celles dites de had (pluriel hudud) considérées comme fixées par Dieu, applicables dans les cas de fornication, d’apostasie, de meurtre, etc. Cette question des hudud a été largement débattue en 2012, lorsque l’alliance des mouvements djihadistes occupait les trois régions du nord du Mali : Al-Qaida au Maghreb islamique à Tombouctou, le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) à Gao ; et Ansar Eddine à Kidal.

A ce moment, les décisions de justice furent confiées aux juges islamiques (cadis) locaux. L’application des hudud connut des différences significatives d’une région à une autre. Par exemple, il y eut de multiples cas d’amputation pour vol à Tombouctou et à Gao. Mais à Kidal, le mouvement Ansar Eddine décida avec les cadis locaux que les peines légales seraient « suspendues », et que les sanctions s’inscriraient dans la continuité des traditions locales qui ont toujours privilégié la détention sur les châtiments corporels.

En dépit de cela, un cas de lapidation eut bien lieu dans la localité d’Aguelhok en 2012. Comment cela a-t-il pu se produire ? Selon nombre de témoignages recueillis localement, y compris parmi des personnes opposées à Iyad Ag-Ghali, ce cas de lapidation fut validé par un cadi mauritanien, sans qu’Iyad Ag-Ghali n’en ait été informé. Selon les mêmes sources, Iyad Ag-Ghali l’aurait désapprouvé la sanction. La question de savoir qui le cadi reconnaissait comme son chef légal n’a pas de réponse claire, particulièrement à un moment où le nord du Mali était sous le contrôle de différents émirs.

Projet de gouvernance

Pourquoi de telles variations entre des régions supposées régies par les mêmes dispositions dérivant de la charia ? Pourquoi les hudud, piliers de légitimation politique et sociale des mouvements djihadistes, seraient-ils suspendus dans certains endroits et pas dans d’autres ? Est-ce le fait de la structuration des mouvements, de la capacité des populations à se faire entendre ou d’autre chose ? Quoi qu’il en soit, l’occupation djihadiste en 2012 fut une expérience sociale à grande échelle qui a suscité un débat intense sur l’usage de la violence comme instrument de gouvernance.

Le portrait horrifique des groupes djihadistes au Sahel offert par les médias est une arme à double tranchant dans la lutte contre ces mouvements. D’un côté, ce traitement est une forme classique et probablement efficace de propagande, qui appelle à l’unité contre « l’ennemi commun ». D’un autre côté, présenter la présence islamiste et son influence politique sous un jour strictement répressif pose question. Précisément, cette vision ne renseigne ni sur l’aspiration des djihadistes à réguler l’usage de la coercition, ni sur leur ambition de gouverner les aspects de la vie quotidienne à travers des moyens violents et non violents, et cela parfois en accord avec les coutumes locales.

Evacuer le projet de gouvernance promu par les islamistes interdit de comprendre les raisons pour lesquelles un nombre croissant de Sahéliens, particulièrement chez les jeunes, est prêt à soutenir ces groupes, et parfois à les rejoindre, dans un contexte ou les autorités officielles échouent à jouer leur rôle.

Les récits unidimensionnels servent des projets de guerre. La recherche de solutions politiques exige, quant à elle, une réflexion plus complexe.

Ferdaous Bouhlel est doctorante à l’Université de Tours.

Yvan Guichaoua est enseignant-chercheur à la Brussels School of International Studies, Université de Kent.

Jean-Hervé Jézéquel est directeur adjoint du Bureau Afrique de l’Ouest d’International Crisis Group.

Ce texte est paru originellement sur le site African Arguments