L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Il y aurait une mélancolie particulière, une désespérance amère, à prétendre être ­artiste dans un monde arabe exposé depuis si longtemps à la dictature et au fondamentalisme. A hauteur d’homme, à sensibilité d’artiste, ce temps équivaut à une torturante éternité. Ce sentiment est particulièrement sensible chez certains cinéastes de ce monde hostile à la liberté de création ; elle bat dans leur œuvre comme un cœur contrit et rageur, menacé d’épuisement à force de lutter ­contre l’intolérance et l’indifférence. Voyez les films du Libanais Ghassan Salhab, de l’Algérien Tariq Teguia, du Syrien Ossama ­Mohammed : il semble que toutes les larmes de la terre ne suffisent à tarir leur peine ni leur colère.

C’est dans leur sillage que s’inscrit Tamer El Saïd, cinéaste égyptien de 45 ans, dont le premier long-métrage, commencé voici dix ans, arraché à une adversité épique, ne nous parvient qu’aujourd’hui. Refusé partout et par tous en Egypte, le film s’est monté contre vents et marées, avec un réalisateur ­contraint de travailler au four de la production et au moulin du tournage. Film ­désynchronisé donc, spécialement dans un pays qui a connu le séisme politique que l’on sait. Voici une œuvre pensée et tournée avant la révolution, montée pendant, montrée après, et ­encore, pas en Egypte. Cela même est le film : un regard qui porte entre les choses, entre la fin et le seuil d’un monde, comme en suspens.

Trouble constant

Une œuvre où les paroles sont prononcées lèvres closes, où le temps fuit comme le sable entre les mains, où la ville que vous ­habitez vous devient étrangère, où l’amour est emporté avec la destruction ambiante, où une mère s’éteint avec la mémoire d’un monde qui sombre, où les amis souffrent et rient dans une commune affliction. Et c’est de toute cette effarante faiblesse que l’œuvre tire sa force, sa justesse, sa dignité. Interprété majoritairement par des non-professionnels jouant leurs propres rôles, effaçant la frontière entre la fiction, le documentaire et le journal filmé, Les Derniers Jours d’une ville est la chronique poétique d’une violence qui dure et d’une insurrection qui s’annonce, d’une vie qui se met à flotter entre les deux.

Khalid, cinéaste de 35 ans, y est aux prises avec un film interminable. Les images de ce film qu’il monte et celles du film qui nous les montre ne cessent de se recouper, de se superposer, de se mélanger. Les dimensions temporelle et spatiale sont ici soumises à un trouble constant. Les amis cinéastes de Khalid, venus lui rendre ­visite depuis d’autres pays arabes, eux aussi muselés, ballottés par la violence et l’absurdité de l’Histoire, emportent des images de Beyrouth ou de Bagdad qui se ­mêlent à l’immersion du film dans l’urbanisme du Caire. C’est en fait un vaste monde que cherche à filmer Tamer El Saïd, dont la boussole, tour à tour affolée et languide, cherche la place de l’artiste dans le monde arabe.

Tamer El Saïd filme sa ville comme on écrit à l’aimée une lettre d’adieu

Un monde à proprement parler inhabitable pour qui entend le penser, le représenter, le changer. Khalid passe son temps à visiter des appartements dépourvus de charme et d’agrément, ou dont la porte reste close, derrière laquelle une femme voilée explique qu’elle n’a pas le droit d’ouvrir en l’absence de son mari. La ville paraît close, celée, sans mémoire, intoxiquée par le flux médiatique de la propagande, livrée à la violence des hommes sur les femmes, à l’oppression de l’Etat sur le peuple, à la guerre des fondamentalistes contre tous. Et, en même temps, cette ville, si amoureusement ­filmée, empreinte de toutes les beautés orientales, ne cesse de ­séduire les sens avec ses ciels orangés, ses immeubles ocre et verts, ses échoppes, ses passages, ses ­petites gens affairées, ses marchands de rien, de bulles de savon et de jasmin, son peuple qui gronde et sa fièvre qui monte.

De sorte que Le Caire de Tamer El Saïd est une pensée en mouvement, une surface où il est pal­pable qu’il y projette son âme, y ­dépose ses objets, y égrène ses souvenirs, y inscrit son intimité la plus chère. Il filme en un mot sa ville comme on écrit à l’aimée une lettre d’adieu, laquelle, comme chacun sait, est toujours la plus vive et poignante lettre d’amour.

Film égyptien de Tamer El Saïd. Avec Khalid Abdalla, Zeinab Mostafa, Mohamed Gaber, Hanan Yousef (1 h 58). Sur le Web : www.norte.fr/projets/distribution/les-derniers-jours-dune-ville