L’annexe du tribunal de grande instance de Bobigny, près de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, le 28 août 2013. | ALIX RIJCKAERT / AFP

Les premières audiences expérimentales, samedi 24 juin, n’ont pas éteint la polémique. La délocalisation, en septembre, des audiences pour les étrangers non-admis en France du tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny (Seine-Saint-Denis) vers une annexe, à l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle, à Roissy-en-France, continue à inquiéter.

Absence de visa, d’attestation d’accueil, titres de voyage falsifiés, périmés… Certains étrangers, arrêtés à leur descente d’avion, ne sont pas admis à entrer sur le territoire. S’ils ne sont pas réacheminés vers leur pays d’origine ou de provenance au bout de quatre jours, c’est à un juge de décider de leur maintien, ou non, dans la zone d’attente pour les personnes maintenues en instance (ZAPI). Le temps pour l’administration d’évaluer, par exemple, si leur demande d’asile est recevable.

Leurs situations étaient jusqu’ici examinées à Bobigny. Après les premières audiences test, samedi, dans une salle de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, celles prévues mercredi ont été annulées, la police aux frontières (PAF) ayant dû déplacer les personnes maintenues dans la zone d’attente pour des « travaux de mise aux normes des locaux », selon la police. Les prochaines et dernières audiences test sont prévues le 4 juillet.

  • D’où vient le projet de délocalisation et quel est son objectif ?

L’idée d’une délocalisation des audiences à Roissy remonte à 2003. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, souhaite accélérer le renvoi des étrangers non admis sur le territoire. En 2012, Manuel Valls reprend le dossier et finance, depuis la place Beauvau, la construction des locaux au sein de l’aéroport, pour un coût de 2,7 millions d’euros. Mais la ministre de la justice, Christiane Taubira, suspend ensuite le projet, affichant son opposition « à titre personnel ».

Un rapport, remis à la garde des sceaux en 2013, préconise plusieurs mesures préalables à l’ouverture de l’annexe afin de garantir les droits des étrangers : déplacements de clôtures, amélioration de la signalisation extérieure, séparation de la porte communicante entre la ZAPI et la salle d’attente de l’annexe, etc. C’est Jean-Jacques Urvoas, successeur de Mme Taubira, qui demande la mise en service de la salle, fin 2016. Ces travaux d’aménagement auraient coûté 1 million d’euros supplémentaire, d’après l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé).

La mise en service de cette annexe évitera, à partir de septembre, d’avoir à conduire les étrangers en passe d’être jugés à la ville-préfecture de Seine-Saint-Denis. Jusqu’à présent, ils « doivent se lever très tôt, sont transportés par un car de CRS jusqu’au tribunal où ils sont conduits au deuxième sous-sol, avant d’être groupés dans une petite salle d’attente borgne » et ne repartent que « très tard en fin de journée », décrit le président du tribunal, Renaud Le Breton de Vannoise, qui évoque des raisons « humanitaires » à cette délocalisation.

L’opération permettrait aussi d’économiser sur les allers-retours entre les deux lieux et sur la mobilisation des policiers pour les convois. Un argument que contestent les opposants au projet, évoquant le coût de la salle et des trajets des personnels du tribunal, ainsi que l’embauche d’interprètes supplémentaires sur place.

  • Pourquoi la délocalisation fait-elle polémique ?

Les avocats du barreau de Seine-Saint-Denis, qui dénoncent une « justice d’exception », ont décidé de boycotter les audiences expérimentales. Ils sont soutenus par des représentants du Conseil de l’ordre, du Conseil national des barreaux, de la Conférence des bâtonniers, du barreau de Paris et d’autres grands barreaux français, qui ont manifesté à Roissy le 29 mai.

L’Observatoire de l’enfermement des étrangers (OEE) s’oppose aussi à cette salle d’audience délocalisée. Il compte parmi ses membres l’Anafé, la Cimade, la Ligue des droits de l’homme ou encore le Syndicat de la magistrature. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a, quant à elle, émis de fortes réserves.

Cette délocalisation porterait atteinte au droit de la défense, le lieu, situé à 35 kilomètres de Paris et mal desservi par les transports, étant difficilement accessible aux avocats. Un éloignement qui limite aussi de facto le principe de publicité des débats. « Si la justice n’est pas rendue ailleurs que dans les palais de justice, au cœur des villes, c’est qu’elle l’est au nom du peuple français, qui doit pouvoir y assister », souligne le bâtonnier de Seine-Saint-Denis, Valérie Grimaud.

Présent à la première audience test, le président de l’Anafé, Alexandre Moreau, a dû par exemple aiguiller des proches de personnes maintenues, perdus à leur arrivée à l’aéroport faute d’indications claires. Les difficultés se trouvent multipliées pour les non francophones et les familles disposant d’un revenu trop modeste pour payer le transport jusqu’à Roissy.

Pour les opposants à cette délocalisation, celle-ci menace également le droit à un procès équitable des personnes jugées. La proximité spatiale du tribunal avec la zone d’attente spéciale, un centre de rétention, et les liens quasi-quotidiens du juge avec le personnel de cette zone, peuvent brouiller l’apparence d’indépendance de la justice. « Après avoir rencontré le juge des libertés et de la détention, certains étrangers nous disent qu’ils ont vu le juge de la police”, affirme Laure Palun, coordinatrice associative de l’Anafé. Comment la personne peut-elle savoir qu’elle est présentée à un juge impartial, et expliquer sereinement sa situation, si le lieu est sous contrôle de la police aux frontières (PAF) ? »

L’OEE a déjà pu constater des problèmes similaires dans l’annexe du TGI de Meaux, mise en service à l’automne 2013 au Mesnil-Amelot, en Seine-et-Marne, qui jouxte le centre de rétention administrative. Les membres de l’OEE devraient publier une position commune à l’issue des audiences expérimentales.

  • Qui sont les étrangers concernés par ces audiences ?

Environ sept mille étrangers passent chaque année par la ZAPI. Leur maintien « est prononcé pour une durée qui ne peut excéder quatre jours », selon le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Si la PAF ne parvient pas à les réacheminer vers leur pays d’origine ou de provenance, elle saisit le juge des libertés et de la détention du tribunal de Bobigny pour l’autoriser à prolonger de huit jours ce maintien dans la ZAPI. Cette période étant renouvelable une fois, les personnes peuvent y rester pendant vingt jours.

Les étrangers maintenus sont répertoriés en trois catégories juridiques. Les « non-admis » ne remplissent pas les conditions nécessaires pour accéder au territoire français. Idem pour les personnes « en transit interrompu », qui ne sont pas en situation de poursuivre leur voyage vers un pays étranger. Enfin, certaines personnes sollicitent leur admission au titre de l’asile.

La PAF retient aussi parfois des mineurs non accompagnés. Le procureur de la République doit alors lui désigner sans délai un administrateur ad hoc, qui l’assiste et le représente dans toutes ses démarches.