Depuis la crise de 2008, l’investissement est trop faible aux Etats-Unis comme dans l’Union européenne. Mais ce n’est pas pour les mêmes raisons, explique Thomas Philippon, économiste à la Stern, l’école de commerce de la New York University. Présentés à Sintra (Portugal), au forum annuel de la Banque centrale européenne (BCE), ses derniers travaux montrent que, sur le sujet, le Vieux Continent est en meilleure posture que le pays de Donald Trump. Une fois n’est pas coutume…

Votre nouvelle étude montre que la faiblesse de l’investissement en Europe n’a pas les mêmes ressorts que celle observée aux Etats-Unis. Pourquoi ?

Dans l’Union européenne, les années de récession, qui se sont accompagnées d’une baisse de la demande et d’une hausse des coûts de financement, ont sans surprise pesé sur l’investissement. Mais la situation des Etats-Unis est très différente : l’économie a redémarré bien avant, le taux de chômage est au plus bas, les entreprises enregistrent des profits records… En toute logique, ces dernières devraient investir bien plus qu’elles ne le font aujourd’hui !

Alors pourquoi ne le font-elles pas ?

A cause de la forte concentration que l’on a observée outre-Atlantique dès le début des années 2000. Les entreprises américaines sont en position dominante sur leurs secteurs. Elles ne sont plus défiées par la concurrence, et n’ont donc plus de raison d’investir autant qu’autrefois. Dit autrement : aux Etats-Unis, la concentration des entreprises pénalise l’investissement.

Comment expliquer ce phénomène de consolidation aux Etats-Unis ?

Il tient beaucoup à l’absence de consensus politique sur le sujet, qui a laissé une grande place aux lobbys. Sous leur action, les barrières antitrust sont tombées une à une. Le paradoxe est que dans les années 1990, le niveau de concentration des entreprises était bien plus élevé dans l’Union européenne. Mais les Etats membres ont suivi les recommandations des grandes institutions, comme l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE).

Surtout, la direction générale de la concurrence, à la Commission européenne, a fait son travail. Elle a favorisé l’instauration d’une plus grande concurrence dans de nombreux secteurs, comme les télécoms, en résistant aux groupes de pression.

Quelles en sont les conséquences pour les consommateurs américains et européens ?

Il y a quinze ans, un nombre incroyable de produits et services étaient moins chers aux Etats-Unis qu’en Europe. Désormais, c’est l’inverse. Il suffit de jeter un œil aux tarifs des billets d’avion, des services bancaires ou encore des télécoms pour le constater. Ces dernières années, les prix des forfaits de téléphones mobiles ont baissé d’une cinquantaine d’euros en Europe. Outre-Atlantique, ils n’ont pas bougé.

Enfin une bonne nouvelle pour l’Union européenne…

Oui. La baisse de l’investissement européen est conjoncturelle : maintenant que la reprise se raffermit, il devrait redémarrer. En revanche, l’anémie de l’investissement américain est structurelle. C’est bien plus préoccupant.

Peut-on en conclure que la croissance européenne va bientôt surpasser celle des Etats-Unis ?

Pas si vite ! Les Etats-Unis conservent encore de nombreux atouts. Dans les nouvelles technologies, les géants tels que Google ou Facebook continuent d’investir de façon dynamique, notamment parce que ces entreprises se considèrent comme mondiales plus qu’américaines. Elles continuent donc d’innover pour rester à la page.

Mais si la concentration observée outre-Atlantique se poursuit et ne recule pas, la croissance de long terme du pays en sera mécaniquement affectée. D’autant que les profits qui ne sont plus investis sont redistribués en dividendes, ce qui accroît un peu plus encore les inégalités de richesse…

De son côté, l’Union européenne a encore beaucoup à faire, notamment pour augmenter la concurrence dans les services et professions protégées. Sans parler du défi de la démographie déclinante. Mais elle a, plus que jamais, une fenêtre de tir pour augmenter la croissance de demain.