Remontons les aiguilles du temps d’une dizaine d’années. En 2007, les mobiles envahissent notre quotidien, trois Français sur quatre en sont équipés. Ces mobiles ne ressemblent guère à l’iPhone. Dans les mains des passants, on distingue quelques rares smartphones, qui n’attirent à l’époque qu’une poignée de passionnés :

La plupart sont bardés de touches mécaniques, comme n’importe quel autre mobile. En comparaison, le mobile d’Apple affiche une façade étonnamment épurée. Dévoilé le 9 janvier, l’iPhone n’arrivera sur le marché que le 29 juin. L’engouement n’est alors pas général, y compris chez certains fans d’Apple. Les smartphones à grand écran tactile n’attirent pas les foules.

En 2007, cette famille de smartphones occupe environ 1 % du marché du mobile. Leurs menus compliqués découragent beaucoup d’utilisateurs. Pour se familiariser avec leur interface, il faut dompter leur stylet, voire leur curieuse mini-souris.

Les pièces du puzzle sont disponibles depuis des années

Depuis les années 1990, les fabricants s’échinent déjà à glisser un mini-ordinateur dans nos mobiles. IBM lance les expérimentations en 1992 avec le Simon. Certaines tentatives restent célèbres, comme le très futuriste Nokia Communicator, qui fait rêver les technophiles à sa sortie en 1996 :

Rapidement, le Communicator passe à la couleur, puis à l’Internet haut débit. Il est concurrencé en 2002 par le Treo 180, conçu par les fondateurs de Palm. Le Treo est l’un des premiers mobiles à écran tactile.

Ces deux smartphones font rêver, mais leurs ventes restent confidentielles. Leurs prix s’échelonnent entre 500 et 1 000 €, tarifs absurdes aux yeux des consommateurs de cette époque. Dès 2004, les idées fondatrices de l’iPhone sont dans l’air : écran tactile, Internet haut débit, logiciel central inspiré de ceux des ordinateurs. Palm et Nokia échouent toutefois à perfectionner l’équation du smartphone, et cela leur coûtera cher. Les deux marques disparaissent en 2010 et 2014. Quels ingrédients manquent à la formule magique du smartphone ?

Dans les laboratoires d’Apple : le pouce dompte l’écran

Le premier ingrédient clé, c’est l’écran « multitouch », que l’on peut les piloter avec plusieurs doigts en même temps. Cette technologie remonte aux années 1970, mais sa diffusion reste confidentielle. Dans les labos d’Apple, l’ergonome Bas Ording cherche à améliorer la sensation de naturel des écrans tactiles. Il a remarqué que les écrans multitouch détectent particulièrement bien le glissement des doigts. Il imagine une nouvelle façon de faire défiler les contacts sur mobile, avec le pouce. En glissant, le doigt entraîne la liste de contacts, dont le défilement ralentit petit à petit. Passé le dernier contact, la liste rebondit légèrement, comme sur du caoutchouc.

Deux prototypes d’écran multitouch, développés au CERN entre 1972 et 1977.

Totalement banal aujourd’hui, cet effet est étonnant de naturel en 2004. Steve Jobs est bluffé. Apple engage en 2005 des moyens considérables dans un projet de téléphone mobile. L’interface dessinée par Ording et ses collègues est mise en concurrence avec l’interface de l’iPod, basée sur une mollette ronde, qui sera abandonnée rapidement. Ording et ses collègues dessinent des menus qui se passent totalement de stylet ou de souris. Le pouce prend le pouvoir.

Jony Ive travaille au dessin de l’iPhone. Le chef du design d’Apple aboutit au format que nous connaissons bien : face avant épurée, coins arrondis, marges autour de l’écran, qui permettent d’attraper le mobile facilement. Des principes qu’Apple n’abandonnera jamais et font partie de l’ADN des smartphones.

L’iPhone, la révolution de la simplicité

Les mobiles des années 2000 offrent des fonctionnalités riches, mais sous-utilisées. Leurs menus sont trop compliqués. Ceux du premier iPhone tranchent par leur simplicité enfantine. La première fois qu’on tient un iPhone, tout paraît facile : rédiger un texto, consulter un e-mail, naviguer sur Internet. Ce n’est pas un hasard si à lui seul, l’iPhone fait exploser les chiffres de fréquentation de l’Internet mobile.

Sous l’écran de l’iPhone, on ne trouve qu’un gros bouton, contre sept chez Palm. L’iPhone n’a qu’un centre, il faut être aveugle pour le rater. Les applications sont dépouillées à l’extrême, avec cinq ou six boutons en moyenne. Les fichiers et les dossiers sont soigneusement cachés. Les fenêtres sont bannies. Comment faire plus simple ? Le coup de génie d’Apple est là : la limpidité, qui séduit aussi bien monsieur et madame tout-le-monde que les technophiles.

En 2007, les ventes du premier iPhone démarrent doucement, un million d’exemplaires trouvent preneur en 3 mois. Mais leur croissance sera fulgurante. A noter, le premier iPhone n’est pas un smarpthone accompli : impossible d’y rajouter la moindre application. Le magasin d’applications ne verra le jour que mi-2008.

Android, l’autre vision clef du smartphone

Rembobinons une dernière une fois la cassette du temps. En 1999, Andy Rubin fonde la startup Danger, qui développe un logiciel central pour mobiles. Google rachète Danger en 2005. Bien avant la sortie de l’iPhone, une équipe d’ingénieurs Google travaille donc à un téléphone intelligent.

L’ancêtre d’Android, le Sidekick. Ce mobile a été conçu par la startup d’Andy Rubin et commercialisé en 2002 par T-mobile aux Etats-Unis.

La première version d’Android, le système d’exploitation mobile de Google, tourne sur un smartphone à clavier dont l’écran n’est pas tactile. Début 2007, la commercialisation est proche, mais l’équipe d’Android découvre l’iPhone. Chris de Salvo, ingénieur chez Google, se souvient, dans les colonnes de The Atlantic : « En tant que consommateur, j’en ai eu le souffle coupé. Mais en tant qu’ingénieur Google, je me suis dit : on va devoir tout recommencer […] Ce que nous avions fait donnait l’impression de sortir des années 1990 ». Android change d’orientation : il sera destiné aux écrans tactiles.

Les ingénieurs de Google cherchent une place pour Android, juste à côté de l’iPhone, et la trouvent rapidement. Ils font souffler un vent de liberté sur les smartphones. Le premier mobile Android sort en octobre 2008 sous la marque HTC.

On peut y créer des dossiers pour ranger ses applications – l’iPhone ne le permettra qu’en 2010. On peut incruster de petits programmes sur l’écran d’accueil, appelés « widgets » – Apple s’y convertira partiellement en 2015. Avec Android, on peut accéder à la mémoire du mobile pour y déposer des morceaux de musique ou des vidéos. Sur iPhone, la mémoire est inaccessible. Le transfert de musique passe par iTunes, un logiciel compliqué et restrictif.

Au début des années 2010, la comparaison reste largement favorable à l’iPhone. Mais Google a l’intelligence de proposer Android gratuitement à tous les fabricants de smartphones. Dès 2011, les ventes de smartphones Android dépassent celle des iPhones.

2010 : la maturation

Apple continue de mener le bal de l’innovation. L’iPhone 4 introduit deux améliorations majeures, qui fixent la forme quasi-définitive des smartphones. Son écran est d’une netteté étonnante. Ses pixels sont si minuscules que l’œil n’arrive plus à les distinguer. Son pourtour est cerclé d’aluminium. Ce matériau résiste bien mieux aux chocs et à l’usure que les plastiques des concurrents.

Après l’iPhone 4, les idées d’Apple seront moins percutantes. L’assistant vocal « Siri » de l’iPhone 4s comprend mal la voix de son propriétaire. Le lecteur d’empreintes digitales de l’iPhone 5s ne reconnaît pas toujours le doigt de son propriétaire. Ces deux innovations seront boycottées par une partie des propriétaires d’iPhone.

Après 2013 : rien à rajouter ?

Bientôt, les smartphones ne progressent plus que par petites touches : un demi millimètre d’épaisseur gagné ici, un dessin arrondi par-là, des photos légèrement optimisées. Apple tente toujours de nourrir nos désirs annuellement. Ses conférences de presse au marketing millimétré continuent de vanter de nouvelles fonctions. Mais les tests de la presse sont moins enthousiastes. Ces innovations paraissent souvent anecdotiques ou superflues. L’écran 3D Touch, sensible au niveau de pression du pouce, représente une gène une partie des utilisateurs.

Apple perd progressivement le monopole de l’innovation. En 2015, LG introduit un double capteur photo dont l’iPhone 7 s’inspirera. En 2017, Samsung affine les marges d’écran du Galaxy S8. Même si le confort en souffre, les consommateurs sont séduits par l’esthétique du S8.

Depuis 2013, l’innovation a beaucoup ralenti. Les smartphones sont arrivés à maturité. Les prix s’en trouvent mécaniquement tirés à la baisse. Un chèque de 200 € suffit aujourd’hui à s’offrir un bon smartphone. A 400 €, on trouve des modèles presque aussi recommandables que les mobiles à 800 €.

A l’horizon 2020

En forçant le trait, on pourrait soutenir qu’aucune innovation majeure n’a été introduite depuis 7 ans – depuis l’iPhone 4. Mais l’histoire du smartphone ne s’arrête pas en 2010. Les investissements récents d’Apple et Google tournent surtout autour de l’intelligence artificielle, progressivement intégrée dans leurs logiciels, où elle sert par exemple à classer automatiquement les photos. Les résultats ne sont pas toujours très probants :

Trois sélections automatiques de photos, par Apple et Google : un passage clouté avec poubelle, un jardin breton à Paris, et un constat d’assurance. | N.Six

Les utilisateurs, eux, savent ce qu’ils veulent – à commencer par une batterie qui tienne plusieurs jours. Mais des promesses plus surprenantes deviendront peut-être réalité dans les deux, cinq ou dix ans à venir :

  • Des touches invisibles, mais palpables au doigt, qui rendent le smartphone plus simple à utiliser
  • Un système qui recharge les smartphones à plusieurs mètres de distance
  • Des écrans pliables qui occupent moins de place en poche