Dishonored 2. | Bethesda

« Il est temps pour moi de prendre mes distances pour passer du temps avec mon fils, pour faire le point sur ce qui compte pour moi et pour mon futur. »

C’est avec ces mots que Raphaël Colantonio a annoncé mardi 27 juin qu’il quittait Arkane Studios. En 1999, le Français avait cofondé l’un des studios de développement de jeu vidéo les plus passionnants de ces dernières années, responsable de titres comme Dishonored ou Prey, sorti le 5 mai.

S’il est déjà acquis qu’Harvey Smith, l’autre médiatique visage du studio, reprenne les rênes de sa succursale texane, à Austin, M. Colantonio s’est engagé à prendre « le temps qu’il faudra » pour assurer la transition au sein du siège lyonnais de l’entreprise.

Retour sur la carrière d’un homme dont les obsessions ont donné vie à l’une des productions les plus solides et cohérentes du paysage vidéo ludique français.

Concours de circonstance

C’est le site Polygon qui raconte l’histoire. En 1993, Raphaël Colantonio a 22 ans quand il répond à un jeu concours publié dans un magazine de jeux vidéo. Il s’agit de faire la démonstration de sa connaissance des jeux Electronic Arts. A la clé : un voyage tout frais payé à Austin pour s’essayer au prochain jeu de rôle de l’éditeur, Ultima VIII. Le jeune Raphaël remporte le concours les yeux fermés : il est le fan absolu de la série, et en particulier du diptyque Ultima Underworld.

Sauf qu’il n’y a aucun voyage à gagner : le concours n’est qu’un moyen pour Electronic Arts, qui cherche alors à s’implanter en France, à Lyon, de repérer de potentiels futurs employés. Faute de voyage, Raphaël Colantonio gagne un boulot : il est chargé de monter les services techniques et consommateurs au sein de la division française de la marque. A la recherche de bugs, il y teste des jeux comme Little Big Adventure, ou les versions françaises du premier Fifa, de Theme Park ou de… System Shock, déclinaison futuriste d’Ultima Underworld.

« Arx Fatalis », premier jeu du studio Arkane. | JoWood

Mais plutôt que de tester des jeux terminés, Raphaël Colantonio voudrait bien en développer. Deux ans plus tard, il franchit simultanément le pas et la Manche, et s’envole pour la lointaine périphérie londonienne, au siège européen d’Electronic Arts. Là, il travaille sur des jeux comme Darklight Conflict ou la version PlayStation de Warcraft. Surtout, il est producteur associé sur un jeu hybride et charmant, Démons et Manants, quelque part entre stratégie, gestion et jeu de rôle. C’est sur ce dernier point qu’il se penche particulièrement, signant les quêtes du jeu.

Mais travailler pour Electronic Arts dans cette seconde moitié des années 1990, c’est surtout enchaîner les jeux PlayStation et les simulations sportives (Fifa Soccer Manager, Fifa 97). Pas vraiment du goût de Raphaël Colantonio, porté sur des jeux immersifs et ambitieux plus typiquement PC.

Il quitte Electronic Arts, retourne à Lyon, et, après un détour chez Heliovisions le temps de faire ses premières armes en qualité de chef de projet (sur une adaptation des Schtroumpfs), il fonde sa propre société avec l’équivalent de 200 000 euros en poche. Nous sommes en 1999, et c’est la naissance d’Arkane Studios.

Succès critique, échec commercial

Là, avec quatre coéquipiers, il travaille sur un prototype d’Ultima Underworld III. Dont il ne peut pas faire grand-chose sans l’accord d’Electronic Arts, propriétaire de la série. Mais son ancien employeur n’est pas intéressé, à moins qu’il n’amende sérieusement sa vision. Pas question pour Colantonio, qui préfère ne rien toucher, quitte à ne pas utiliser le nom Ultima Underworld. Quitte à ne pas travailler avec Electronic Arts, et à passer à deux doigts de la faillite. Le jeu sort finalement en 2002 sous le nom d’Arx Fatalis.

Il est réalisé avec un budget « quatre fois inférieur à une production américaine moyenne », déclare-t-il en 2003 à Jeuxvideo.com, et le budget marketing est inexistant : sans surprise, le succès critique est aussi important que son échec commercial.

Dark Messiah of Might and Magic Launch Trailer

Cela n’empêche pas Raphaël Colantonio de mettre une suite en branle. Et même de trouver un éditeur : Ubisoft. Sauf qu’il n’a plus les moyens cette fois de négocier. Plutôt qu’Arx Fatalis, Ubisoft préfère mettre en avant sa propre série de jeux de rôle, Might & Magic. Le dernier cru d’Arkane s’appellera donc Dark Messiah of Might & Magic, à prendre ou à laisser.

Malgré les compromis, les années qui suivent seront rudes. Des extensions pour le Half-Life 2 de Valve, le projet LMNO pour Electronic Arts avec Spielberg… Rien de tout ça ne verra le jour. Et puis The Crossing, le mieux documenté des projets mort-nés d’Arkane, jeu de tir censé synthétiser à la fois le meilleur des jeux de tir solo et multijoueurs.

Pour survivre, le studio de Raphaël Colantonio travaille pour d’autres, comme c’est souvent le cas dans l’industrie. Officiellement, Arkane signe le multijoueur de Bioshock 2. Mais parce qu’il sait que ce n’est qu’une mauvaise passe, Colantonio ouvre, en 2005, une succursale à Austin, Texas. La ville même où ont été développés ses deux jeux de chevets, Ultima Underworld et son pendant futuriste, System Shock.

Prey – Official Gameplay Trailer

Tuer le père

En secret, Colantonio prépare son grand œuvre. Un jeu qui devrait mettre en scène un ninja dans le Japon médiéval : ça tombe bien, l’éditeur américain Bethesda a aussi un tel projet dans ses cartons. Tant pis si, peu à peu, le projet évolue vers un cadre plus fantastique, futuriste, inspiré de l’Angleterre victorienne : le nom reste. C’est Dishonored, enfin. Et Bethesda, conquis, ne veut plus simplement collaborer avec ce Français : il rachète sa société en 2010.

L’affaire semble alors sur les rails. Certes, dans l’industrie du jeu vidéo nul n’est à l’abri d’un coup du sort, de mauvaises ventes qui compromettent du jour au lendemain des emplois, des projets. Mais en tout cas, pour la première fois, Arkane et son créateur peuvent souffler un peu, envisager d’autres défis.

La suite de l’histoire se jouera entre les Etats-Unis et la France. Dishonored 2 est développé à Lyon, tandis que Raphaël Colantonio s’installe au Texas d’où il supervise un dernier jeu, Prey.

Arx Fatalis, son premier jeu chez Arkane, était un hommage à Ultima Underworld ? Prey doit tout à System Shock. La boucle est bouclée. L’hommage, rendu. Et maintenant qu’il a peut-être, symboliquement, tué le père, il prend sa retraite pour officiellement s’occuper de son fils.

Une retraite qui sera peut-être bien temporaire : si Raphaël Colantonio a quitté Arkane, rien ne dit qu’il quitte, pour de bon, le jeu vidéo.