Les cinq hommes jugés pour le meurtre en 2015 de l’opposant russe Boris Nemtosv ont été reconnus coupables, jeudi 29 juin. | MAXIM ZMEYEV / REUTERS

A l’issue d’un procès-fleuve commencé neuf mois plus tôt, le 3 octobre 2016, cinq hommes ont été reconnus coupables du meurtre de l’opposant russe Boris Nemtsov, tué par balle le soir du 27 février 2015 sous les murailles du Kremlin. Zaour Dadaïev, Tamerlan Eskerkhanov, Ramzat Bakhaïev, et les frères Anzor et Chadid Goubachev étaient jugés, jeudi 29 juin, pour la mort de cet ex-ministre de Boris Eltsine, devenu un adversaire déterminé de Vladimir Poutine. Mais malgré soixante-quinze audiences et des milliers de pages de procès-verbal, aucun commanditaire n’a été identifié. Aucune motivation politique, non plus, n’a été établie.

Les délibérations des jurés, qui se sont dits « fatigués », ont duré plus de quarante-huit heures. En répondant par l’affirmative à vingt-six questions, ces derniers, réunis au tribunal militaire de la région de Moscou, et quoique divisés, ont suivi les réquisitions du parquet. « Après l’analyse de toutes les preuves collectées, vous arriverez à la conclusion incontestée de l’implication de ces cinq accusés dans ce meurtre », avait déclaré quelques jours plus tôt la procureure Maria Semenenko. Le juge doit désormais prononcer les peines des cinq hommes qui encourent la réclusion à perpétuité pour « meurtre en bande organisée ». L’enquête n’a pas permis d’aller plus loin.

Le manifeste posthume de Boris Nemtsov

Le Rapport Nemtsov. Poutine et la guerre (Nezavisimij expertnij doklad, Putin. Voïna. Po materialam Borissa Nemtsova), collectif, traduit du russe par Polina Petrouchina, Actes Sud, « Solin », 170 p., 17 €.

Au moment de son assassinat, le 27 février 2015, Boris Nemtsov n’avait plus l’aura qui fut la sienne dans les années 1990. L’étoile de l’ancien vice-premier ministre avait pâli en même temps que celle de tous les libéraux de cette décennie noire pour la Russie. Sa réputation de sérieux, elle, n’a jamais souffert. Nemtsov n’était pas seulement un tribun talentueux et acharné, il s’était fait une spécialité de ces « rapports  » rigoureux démontant les discours du régime  : « Poutine, corruption  », sur l’enrichissement des élites, « Les Jeux sous les tropiques  », sur les détournements ­massifs auxquels donnèrent lieu les JO de Sotchi…

Le Rapport Nemtsov. Poutine et la guerre, publié en France chez Actes Sud un an presque jour pour jour après l’assassinat de son auteur, est une œuvre posthume. Nemtsov n’avait pas entamé sa rédaction quand il fut tué de quatre balles dans le dos, un vendredi soir, à quelques dizaines de mètres du Kremlin.

L’opposant avait toutefois commencé à rassembler une impressionnante documentation sur l’implication russe dans la guerre en Ukraine, de l’annexion de la Crimée et les ­débuts d’une guerre médiatique outrancière à l’envoi de troupes régulières dans le Donbass en août 2014 et janvier-février 2015. Ce travail fut poursuivi par une poignée de ses partisans et de spécialistes, ­jusqu’à être présenté à Moscou le 12 mai 2015.

L’ouvrage est d’abord un manifeste à l’usage des citoyens russes eux-mêmes, avec une ambition  : montrer que cette guerre menée en leur nom et avec leur argent est en réalité ­contraire à leurs intérêts et à ceux du pays, et qu’elle est à l’usage unique du président russe. Les premières lignes du texte donnent la couleur  :

Des commanditaires absents

Dans leur box vitré, les accusés ont nié. Zaour Dadaïev, présenté comme le tireur, est revenu à plusieurs reprises sur ses déclarations, affirmant avoir été « torturé ». Un sixième homme s’est tué avec une grenade lors de son interpellation. Un autre, Rouslan Moukhoudinov, est toujours recherché. La plupart des membres du commando, d’origine tchétchène, faisaient partie des forces de sécurité de Ramzan Kadyrov, le dirigeant de cette région du Caucase intégrée à la Fédération de Russie.

Les démarches de la défense pour citer en tant que témoin Ramzan Kadyrov (...) sont restées vaines

« Ceux qui sont sur le banc des accusés sont bien les exécuteurs, ou du moins une partie d’entre eux, mais j’insiste sur le mot : ce sont des exécuteurs, pas des personnes prises au hasard », déclare au Monde Vadim Prokhorov, avocat de la famille de la victime. « Ces cinq hommes, poursuit-il, n’avaient aucune motivation personnelle contre Nemtsov. Derrière eux, il y a des gens bien plus sérieux. » Rouslan Moukhoudinov, désigné par les enquêteurs comme le « commanditaire », était le chauffeur de Rouslan Gueremeïev, commandant adjoint du bataillon Sever (Nord), une unité forte de quelque sept cents hommes, dépendant du ministère de l’intérieur tchétchène. Mais ni l’un ni l’autre n’étaient présents au procès. Le premier reste introuvable, le second n’a pas répondu à la police venue lui remettre sa convocation…

Créé en 2006, ce bataillon était dirigé par Alimbek Delimkhanov, apparenté au dirigeant tchétchène. Lui seul est venu témoigner à la barre, « pour dire qu’il ne se souvenait de rien », soupire Me Prokhorov. Toutes les démarches de la défense pour citer en tant que témoin Ramzan Kadyrov, connu pour ses sorties virulentes sur l’opposition libérale russe, qu’il a désignée comme « ennemi du peuple », sont restées vaines. L’enquête s’en est tenue au crime crapuleux, commis pour de l’argent, 15 millions de roubles (222 000 euros).

Une longue préparation

Les faits établis attestent cependant d’une longue préparation destinée à exécuter, de sang-froid, Boris Nemtsov. Pendant des mois, le commando, qui s’était installé dans un appartement à Moscou et s’était équipé de puces de téléphone et de deux véhicules, a suivi la victime et a épié le moindre de ses faits et gestes. A 23 h 31, le soir du 27 février 2015, l’opposant s’apprêtait à franchir le pont situé au pied du Kremlin en compagnie d’une amie lorsqu’il a été visé par six balles de 9 mm, qui ne lui ont laissé aucune chance de survie.

« La chaîne des responsabilités n’est pas très longue, souligne l’avocat de la famille Nemtsov. Mais est-ce que cela s’arrête à Kadyrov ? Nous pensons qu’il avait le soutien de Moscou, en tout cas, il est clair que les autorités ont l’intention de couper court à l’enquête qui mènerait vers les organisateurs et les commanditaires. » Les tentatives de l’avocat pour obtenir le témoignage de Viktor Zolotov, chef de la garde nationale de Vladimir Poutine, ex-dirigeant du FSO (le service de protection des personnalités) n’ont pas eu plus de succès. Le FSO, assure MProkhorov, n’a jamais produit les enregistrements des caméras de surveillance, pourtant abondantes, dans le secteur. « On nous a dit qu’il n’y en avait pas. »

« Poutine ne veut pas d’une troisième guerre avec la Tchétchénie, du moins c’est ce qui se dit dans les couloirs de la Douma [chambre basse du Parlement russe] », rapportait mardi soir, sur la radio Echo de Moscou, l’ex-député indépendant Dmitri Goudkov. Le parquet, a commenté de son côté Zaourbek Sadahanov, avocat de l’un des accusés, « a soulevé plus de questions qu’il n’a apporté de réponses ».

Etrange procès, en effet, qui résonne avec celui relatif à l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, qui enquêtait sur les guerres en Tchétchénie. Les exécuteurs du meurtre avaient été identifiés et condamnés à la détention à perpétuité — l’organisateur, Lom-Ali Gaïtoukaïev, est d’ailleurs mort le 13 juin dans sa prison d’une maladie du foie. Mais plus de dix ans après la mort de la célèbre journaliste de Novaïa Gazeta, aucun commanditaire n’est jamais apparu.