Eric Risberg / AP

Dans un autre univers, Travis Kalanick aurait pu être un méchant dans l’un des comics qu’adorent, selon un cliché tenace, les ingénieurs de la Silicon Valley. Le désormais ex-PDG d’Uber, qui a démissionné le 20 juin au terme d’une longue série de scandales – 19, selon le décompte du Guardian –, avait tout fait, ou presque. Harcèlement sexuel, surveillance électronique de ses chauffeurs, vol de propriété intellectuelle, il a réussi à incarner le catalogue complet des vilenies du monde du travail moderne.

La mythologie des start-up ­

Mais comme dans tout bon comic book, le méchant n’est souvent que la métaphore d’un problème plus large. La Silicon Valley ne produit pas des entreprises comme les autres. Elles sont souvent plus riches que la moyenne – ou perdent beaucoup plus ­d’argent que la moyenne –, mais elles sont, surtout, baignées dans une culture où la ­diversité n’est pas le maître mot. Des plus ­petites start-up à Google – accusé de sous-payer ses employées par les autorités américaines –, la Silicon Valley baigne dans ce que certains appellent la bro culture (la culture des frangins), un cocktail de machisme et de culte de l’argent et de la réussite. Qui se combine à une sympathie pour ceux qui détournent les règles sans se faire prendre : de Steve Jobs copiant les interfaces de Xerox à Mark Zuckerberg reprenant le projet des frères Winklevoss, la mythologie des start-up ­regorge de héros qui ont volé des idées, trahi des proches ou même directement violé la loi sur le chemin de la réussite.

Certes, le problème n’est pas nouveau. Mais la démission de M. Kalanick a ouvert les vannes d’une discussion globale, dans laquelle la Silicon Valley elle-même s’interroge sur ses démons et ses contre-pouvoirs. « C’est la fin d’une ère », veut croire Quartz, un site d’information économique très lu dans le milieu technologique, qui voit dans le départ du PDG et l’annonce de nouvelles mesures de « moralisation » les premiers signes d’un « Uber 2.0 ». Pourtant, dans un milieu qui prône depuis toujours les vertus de l’autorégulation face à la tatillonne intervention de l’Etat, beaucoup de questions se posent sur le rôle des actionnaires du groupe, ­accusés d’avoir laissé faire.

« Nooon, Emmanuel, nooooon ! »

« Bien sûr, c’est le capitalisme, mais excusez-nous si nous espérions mieux. Nous avons tous nos défauts et nous ne respectons pas toujours les règles, mais pas dans les proportions de ce qu’Uber a fait », écrit l’influente Kara Swisher, cofondatrice de Recode, un site consacré aux nouvelles technologies. A ceux qui se demandent « comment les investisseurs ont pu tolérer un tel niveau de dégradation, de corruption et d’indécence », Mme Swisher a une réponse simple : « Tant qu’il n’y avait pas de risques [pour le chiffre d’affaires d’Uber], Kalanick était en sécurité. »

Globale et peu courante, cette remise en cause du modèle de la Silicon Valley trouve un écho un peu particulier en France, où aucun scandale comparable à celui d’Uber n’a été signalé jusqu’alors, mais où Emmanuel Macron a dit et redit son ambition de faire du pays une start-up nation. Ce qui lui a valu d’être directement interpellé par Susan Fowler, la lanceuse d’alerte qui a dénoncé le harcèlement sexuel permanent chez Uber, entraînant la chute de Travis Kalanick.­En réponse à un Tweet du président de la ­République dans lequel il affirme vouloir créer « une nation qui pense et agit comme une start-up », elle l’exhorte de n’en rien faire : « Nooon, Emmanuel, nooooon ! Vous ne lisez pas les infos sur ce qui se passe dans le monde des start-up ? »