Vue de Doha, en 2011 (photo d’illustration). | SAURABH DAS/AP

Le politologue Alexandre Kazerouni, chercheur à l’Ecole normale supérieure, est un spécialiste des monarchies du golfe Persique. Il a récemment publié Le miroir des cheikhs. Musée et politique dans les principautés du golfe Persique (PUF, 274 p., 29 euros), une étude consacrée à la stratégie de rayonnement culturel de Doha et d’Abou Dhabi. Il analyse pour Le Monde les ressorts de la crise qui oppose le Qatar à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis.

Début juin, ces deux pays ont coupé toute relation diplomatique et économique avec leur voisin, qu’ils accusent de complaisance à l’égard de l’Iran et des mouvements « terroristes » au Proche-Orient. Pour Alexandre Kazerouni, les origines de cette confrontation sont à rechercher dans le refus de l’Arabie saoudite, après la première guerre du Golfe, en 1991, de laisser les principautés du Golfe sortir de son orbite diplomatique et culturelle.

Quelles sont les racines de la crise ?

Il faut remonter à l’invasion du Koweït par les troupes irakiennes, en 1990. C’est le vrai tournant dans la région. Pour assurer leur sécurité face à l’Iran révolutionnaire, les Etats de la côte – Koweït, Qatar, Bahreïn, Emirats arabes unis – avaient accepté en 1981 d’intégrer le Conseil de coopération du Golfe (CCG). Cela impliquait d’abandonner une part de leur souveraineté. L’administration de cette union régionale allait être dominée par l’Arabie saoudite. Et surtout durant les années 1980, le CCG a facilité la diffusion du salafisme saoudien au sein de la jeunesse des principautés.

Comment ?

Par le biais des étudiants koweïtiens, qataris, bahreïniens et émiriens partis étudier à Riyad. En échange de ces abandons de souveraineté, les petites monarchies du Golfe devaient être protégées par l’Arabie Saoudite, qui est alors le seul pays de la région à entretenir des relations étroites avec les Etats-Unis. Mais tout d’un coup, en 1990, devant l’entrée des forces de Saddam Hussein à Koweït, elles prennent conscience du fait que ce pacte ne fonctionne pas.

Comment réagissent-elles ?

En exil, l’émir Al-Sabah du Koweït dépense beaucoup d’argent en campagne de relations publiques. Il faut se rappeler l’affaire des couveuses. Des prématurés koweïtiens avaient péri, disait-on, après avoir été retirés de leurs couveuses par des soldats irakiens. L’histoire avait été montée par une agence de relations publiques. Mais elle eut un grand retentissement en Occident. Les souverains des principautés côtières comprennent à cette occasion qu’il est urgent de diversifier leur clientèle. Les marchands d’armes et les compagnies pétrolières ne suffisent plus. Il leur faut intéresser à leur survie ceux qui façonnent l’opinion publique occidentale : les artistes, les sportifs, les marchands d’art, le monde de l’université…

C’est l’origine de leur politique de rayonnement culturel ?

Exactement. L’idée d’ouvrir un grand musée à Doha [ce qui a été fait en 2008, avec le Musée des arts islamiques] a germé dans l’esprit d’Hamad Ben Khalifa Al-Thani, le futur émir du Qatar, en 1991, devant les images du musée national du Koweït incendié par l’armée irakienne. Cette politique va aider les petits souverains du Golfe à « désalafiser » leur société et à recouvrer la part de souveraineté culturelle, qu’ils avaient perdue dans les années 1980. C’est surtout vrai au Qatar. Etant le seul Etat de la côte à majorité hanbalite [l’école de pensée la plus conservatrice de l’islam sunnite], le Qatar est celui qui a le plus souffert de la salafisation impulsée par Riyad.

Evidemment, l’Arabie saoudite n’a pas vu cela d’un bon œil…

Bien sûr, d’autant qu’Hamad a proposé aux Etats-Unis d’installer une base militaire sur son territoire. Il en a eu l’idée en voyant les hélicoptères américains décoller de Doha pendant la guerre du Golfe [baptisée Al-Udeïd, cette base est entrée en activité au début des années 2000].

Les Saoudiens ont donc cherché à empêcher son arrivée puis son maintien au pouvoir. Comme candidat à la succession de l’émir Khalifa, en place depuis 1972, ils ont soutenu le prince Abdelaziz, et non Hamad, son demi-frère, qui était pourtant prince héritier depuis 1976.

En 1992, il y a eu un accrochage à la frontière entre les deux pays, au lieu-dit Al-Khaffous. Deux soldats qataris ont été tués. Hamad s’est emparé du pouvoir en 1995, en renversant son père. Mais en 1996, le camp pro-Khalifa a tenté, sans succès, un contre-coup d’Etat, avec le soutien de l’Arabie Saoudite. C’est au Qatar que l’immixtion des Saoudiens dans les affaires politiques de leurs voisins s’est fait le plus sentir.

Avec quel résultat ?

Cela a renforcé le cheikh Hamad dans sa détermination à se rapprocher des Occidentaux. Mais pas seulement. Les relations relativement bonnes du Qatar avec l’Iran procèdent en partie de cet antagonisme avec Riyad. Pour desserrer l’étau culturel saoudien, le Qatar a de surcroît joué la carte des Frères musulmans, allant jusqu’à tenter de les installer au pouvoir en Egypte de 2011 à 2013.

Autrement dit, la crise du GCC ne date pas d’il y a un mois…

Le GCC est mourant depuis 1991. Il n’a fait que se fissurer depuis cette date. Riyad ne veut pas laisser ses vassaux s’émanciper. Ce que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis tentent de faire, en profitant de l’élection de Trump, c’est de revenir en arrière, de réécrire l’histoire.