A Mejgorié, l'ancienne résidence privée de l'ex-président ukrainien Viktor Ianoukovitch, dans les environs de Kiev. Le lustre de cristal de l'escalier principal a coûté 1,8 million d'euros. | Maria Turchenkova pour "Le Monde"

On chercherait en vain, en ces lieux, le fantôme de leur ancien maître. C’est le vide et le silence qui règnent, que le luxe des boiseries, du marbre et de l’or ne parvient pas à combler. L’esprit de Viktor Ianoukovitch a déserté Mejgorié depuis longtemps, il a glissé sans s’accrocher sur les 48 écrans de télévision géants de la maison, sur le lustre de cristal à 1,8 million d’euros de l’escalier principal. Tout est trop lisse, trop propre.

Le président ukrainien a fui sa résidence privée le soir du 21 février 2014. En hélicoptère, direction Kharkiv, la deuxième ville du pays, à l’est, puis la Crimée et enfin la Russie. Le lendemain, le 22 février, le Parlement ukrainien votait sa destitution, mettant fin à quatre années de présidence marquées par la corruption et aux trois mois de manifestations de la révolution de Maïdan, la place centrale de Kiev.

C’est un fantôme d’un autre genre qui hante les lieux. Un petit être au teint cireux qui se faufile silencieusement d’une pièce à l’autre, en chaussons. Petro Oleïnik a 34 ans et en paraît quinze de plus. Il est à la fois le nouveau maître des lieux, le gardien autoproclamé de la révolution et celui qui passe les chiffons.

Oleïnik ne prend pas beaucoup le soleil. Depuis un an qu’il s’est installé là, il ne sort pour ainsi dire jamais, pas même dans le parc de 140 hectares. « J’aurais trop peur que quelqu’un en profite pour s’emparer des lieux », explique-t-il. Sa femme, sa fille et son épicerie peuvent bien attendre, à Lviv, loin dans l’ouest du pays. Il reçoit son ravitaillement de l’extérieur et, pour économiser le chauffage, évite d’ouvrir les fenêtres.

Bowling, spas, armures médiévales

Petro Oleïnik est venu avec les autres, il y a un an, une éternité. Le matin du 22 février 2014, la rumeur de la fuite du président a commencé à courir sur Maïdan. Alors, par convois entiers de voitures, les manifestants sont allés voir, parcourant la vingtaine de kilomètres qui séparent Kiev de Mejgorié. Les premiers ont escaladé les grilles, puis ouvert le portail pour les autres. Les révolutionnaires, en civil ou encore harnachés dans leurs habits d’émeutiers, se sont promenés toute la journée, marchant du terrain de golf au parc à autruches, du galion-restaurant posé sur le lac, aux garages – un pour les voitures neuves, un pour celles de collection…

Les jours précédents, à Kiev, les tirs de la police avaient tué près de 80 manifestants. Et pourtant les foules de curieux se sont bien comportées ce jour-là. On a pris soin de ne pas marcher sur les pelouses, on s’est gentiment photographié devant les armures médiévales ou les tableaux aux couleurs pastel représentant le président en pilote de rallye ou en commandant militaire.

Il y a eu des vols, bien sûr, des bagarres. Chaque jour, le commandant d’une « samo-oborona », ces unités « d’autodéfense » nées sur Maïdan, se proclamait maître de Mejgorié, exigeant de pouvoir dormir dans le lit du président déchu. Lors des premières semaines, les plus tendues, Petro Oleïnik s’est effacé, hantant les souterrains de la maison. Mais quand les autres sont partis, lui est resté. Habité – « emprisonné », dit-il – par sa mission : protéger Mejgorié ; faire découvrir ce temple de la corruption et de l’autoritarisme.

Petro Oleïnik, enroulé dans le drapeau rouge et noir des nationalistes ukrainiens, à Mejgorié. Cet épicier de Lviv s’est assigné une mission : faire découvrir l’ancien palais de Viktor Ianoukovitch. | Maria Turchenkova pour "Le Monde"

Le jeune homme pâle a pris ses quartiers dans l’aile de la résidence réservée à la « culture physique ». Trois étages : une salle de bowling, un tennis couvert, d’innombrables spas, une table de massage en marbre chauffé acquise par l’autocrate pour 65 000 euros. De temps en temps, Petro Oleïnik emprunte le souterrain qui relie les spas à la résidence principale. Il s’enroule dans le drapeau rouge et noir des nationalistes ukrainiens, devenu un symbole de la révolution, et, après avoir empoché 200 hryvnias (6,50 euros), raconte aux visiteurs les folies de l’ancien président. Oleïnik n’est pas précisément un fervent défenseur de ceux qui ont pris le pouvoir dans la foulée de Maïdan. « Ce sont des oligarques qui en ont remplacé d’autres. Ils vivent aussi bien que vivait Ianoukovitch, mais ils sont plus malins », assure-t-il aux quelques visiteurs du jour, qui opinent doctement du chef.

C’est cette défiance profonde qui caractérise Mejgorié. Une défiance typiquement ukrainienne qui veut que l’Etat soit ou bien inopérant, ou bien menaçant. Ici, il est réduit à l’état de fantôme, lui aussi. Théoriquement, c’est à lui que devrait revenir la gestion de la folle villa de l’ancien président, toujours propriété des diverses sociétés-écrans créées par les hommes de main de Viktor Ianoukovitch. En réalité, l’imbroglio est complet. Dès le 24 février 2014, le Parlement a voté une loi donnant dix jours au gouvernement pour prendre le contrôle des lieux. Mais il ne s’est rien passé.Quatre mois plus tard, en juin, un tribunal de Kiev a validé le transfert de la propriété à l’Etat. Le bureau du procureur la déclarait cependant « pièce à conviction » pour un éventuel procès de Viktor Ianoukovitch. La perspective reste lointaine : l’ancien président est certes visé depuis janvier par une « notice rouge » d’Interpol, mais il est en Russie, hors d’atteinte.

Réseaux et montages opaques

« Nous attendons une décision de justice en règle », tranche Denis Tarakhkotelek. C’est le seul homme à qui Petro Oleïnik reconnaisse, quoique du bout des lèvres, un semblant d’autorité. Tarakhkotelek, 34 ans, est le « commandant » de Mejgorié. Lui aussi est un ancien de Maïdan, père de famille, chef d’une entreprise de transport de colis basée à Kiev. Lui aussi veut faire du palais un « musée de la corruption », et le protéger, « au nom du peuple », contre tout vol ou vandalisme.

Le commandant s’est installé dans une autre partie de Mejgorié, la « villa de Poutine », réservée, dit-on, aux visites du président russe. Il circule en Jeep militaire, cintré dans son uniforme. Il ne partira qu’avec une décision de justice, dit-il. Mais tout bien réfléchi, cela ne lui suffirait pas tout à fait. « Qu’est-ce qui me dit que le fonctionnaire qui va me succéder n’est pas un voleur ? Il faut d’abord que la société retrouve confiance dans les institutions. Ensuite, nous lui soumettrons la question de Mejgorié. »

Denis Tarakhkotelek, le nouveau « commandant » de Mejgorié, dans l'ancien bureau de Viktor Ianoukovitch. | Maria Turchenkova pour "Le Monde"

Autant la foi presque enfantine de Petro Oleïnik ne fait guère de doute, autant les motivations de Denis Tarakhkotelek sont plus difficiles à cerner. On prononce son nom comme celui d’un parrain bienveillant. « Denis aide », « Denis nous a autorisés », dit-on ici et là. L’homme règne sur les finances, voilà qui assoit son autorité. L’affaire semble florissante : de l’entrée sur la propriété à 20 hryvnias à la visite de la demeure à 200 hryvnias, en passant par les toilettes à 10 hryvnias, les recettes ne sont pas négligeables. Les dépenses aussi, plaide-t-il. Leur salaire a été diminué de moitié, mais 165 des 360 employés de l’époque Ianoukovitch ont été réembauchés. Une partie des recettes a été utilisée pour fournir des gilets pare-balles à l’armée.

Surtout, Denis Tarakhkotelek a l’absolution d’un personnage à la probité incontestable, son prédécesseur dans la « villa de Poutine ». Dmytro Gnap faisait partie de « l’équipe des documents » de Mejgorié, un groupe de journalistes d’investigation qui ont épluché les 25 000 documents retrouvés sur le territoire de la résidence. La plupart ont été repêchés dans le lac, jetés à la va-vite, avant leur fuite, par les hommes de la sécurité du président. Il a fallu fabriquer des canots de bois, puis faire appel à des plongeurs. Sur les images, on les voit s’enfoncer dans l’eau glacée en lançant de vaillants « Gloire à l’Ukraine », le cri de ralliement des révolutionnaires.

Gnap, qui avait déjà été arrêté par le passé pour ses enquêtes sur la corruption du clan Ianoukovitch, y a retrouvé… des pages entières de ses conversations téléphoniques annotées. Mais surtout des documents éclaircissant les réseaux et les montages opaques que ce clan avait créés pour s’enrichir. D’autres documents, plus anodins, montrent que Ianoukovitch, l’ancien petit délinquant du Donbass passé deux fois par la case prison, se faisait allégrement flouer par ses fournisseurs.

Pendant une semaine, les journalistes se sont enfermés dans la villa pour restaurer les documents, les scanner, puis les mettre en ligne sur un site Internet, YanukovychLeaks.org. Cette époque paraît désormais lointaine à Dmytro Gnap. Le journaliste enquête aujourd’hui sur le nouveau pouvoir. A la différence de Ianoukovitch, explique-t-il, les dirigeants actuels ne sont pas au cœur des réseaux de corruption, ils ne les constituent pas, mais ils en laissent certains se développer, par jeu politique ou par impuissance.

Pour Dmytro Gnap, le conflit qui oppose le « commandant » Denis Tarakhkotelek à l’Etat est un symbole de cette incapacité des autorités à fonctionner normalement, mais aussi de l’intransigeance obstinée et parfois excessive des militants de Maïdan. « Denis dit parler “au nom du peuple”, mais c’est qui le peuple sinon le Parlement ? Et le Parlement ne fait rien pour résoudre ce problème… On tourne en rond ! »

Enfants de la guerre

Les travaux de Gnap et de son groupe ont eu du retentissement. C’est bien la corruption du régime, plus que toute autre revendication, qui a poussé dans la rue des millions d’Ukrainiens, pendant cet hiver 2013-2014. Pourtant, on trouve encore des nostalgiques de l’ancien président, et ce jusque sur le théâtre de ses pires excès. Dans les cuisines de la cantine du personnel, Anna et Alexandra, trois ans et cinq ans de service, se souviennent de ce 21 février 2014. Les plats étaient encore au four quand il a fallu partir en urgence.Les cuisinières ne sont revenues que deux mois plus tard, avec une activité réduite et un salaire diminué de moitié. Elles se souviennent aussi des rares visites du président, un homme « plutôt agréable ». Ce qui a changé, surtout, c’est leur village de Novi Petrivtsi, voisin de la résidence. « Du temps de Viktor Ianoukovitch, les routes étaient toujours bien entretenues, le président y accordait un soin particulier. Alors qu’aujourd’hui tout se dégrade… » On ne se débarrasse pas facilement de vingt-cinq années d’habitudesclientélistes.

La cantine ne sert plus seulement le personnel de la résidence. La majorité des hommes qui mangent leur soupe le nez plongé dans leur bol sont des guerriers en uniforme. Mejgorié n’est pas qu’un concentré d’Ukraine post-révolutionnaire, c’est aussi un condensé de l’Ukraine en guerre.

Sur l’héliport, là même d’où s’est enfui l’ancien président, un bataillon militaire a pris ses quartiers. La piste est occupée par trois véhicules de transport de troupes blindés, hors d’âge, et le gigantesque hangar accueille des lits superposés. Le bataillon Sitch, proche du parti ultranationaliste Svoboda, a fait de Mejgorié sa base arrière. La majeure partie des hommes sont au front, dans l’Est. Quelques-uns sont restés, sous la direction d’Oleg, 41 ans, le commandant de la base.

La piste de l'héliport de Mejgorié, d'où Viktor Ianoukovitch s'est enfui en février 2014, est désormais occupée par des véhicules de transport de troupes blindés Le site est devenu la base arrière du bataillon militaire Sitch, proche du parti ultranationaliste Svoboda. | Maria Turchenkova pour "Le Monde"

« Ce n’est pas l’esprit de Ianoukovitch qui règne ici, c’est l’esprit de Maïdan », assure cet ancien marchand de parfums originaire de l’ouest du pays. Le bataillon s’est installé pendant l’été, sans demander la permission à quiconque. Il fallait un lieu pratique pour la logistique et où « les gars se sentent chez eux quand ils rentrent du front ». Le ministère de l’intérieur, mis devant le fait accompli, a validé cette présence « quand il a vu qu’on se comportait bien », assure Oleg.

« Ce n’est pas l’esprit de Ianoukovitch qui règne ici, c’est l’esprit de Maïdan »

Lui aussi loue Denis Tarakhkotelek pour son soutien. Le dernier cadeau du commandant de Mejgorié aux hommes du bataillon Sitch est un chien, pioché dans le chenil ultramoderne de Viktor Ianoukovitch. Le président y entretenait une trentaine de bêtes, valant parfois plusieurs dizaines de milliers d’euros, qu’il envoyait courir l’Europe de concours en concours. Tarakhkotelek a décidé de garder en l’état cette partie du complexe. « Pour l’Histoire, explique-t-il. Et pour montrer que nous, nous ne sommes pas des destructeurs. »

On trouve encore d’autres enfants de la guerre, sur le territoire de Mejgorié : les réfugiés, arrivés après l’annexion de la Crimée, en mars 2014, mais plus encore depuis que les civils ont commencé à souffrir massivement de la guerre dans le Donbass. Ils ont été jusqu’à 150 ici ; il en reste aujourd’hui 72. Tarakhkotelek les a installés à l’entrée du complexe, dans deux maisons que le président destinait à ses officiers de sécurité.

« Là-bas, à Donetsk, nous avions notre propre maison, et ici une seule pièce, souffle Olga Belkharoeva. Mais on est bien mieux lotis que la plupart des réfugiés. » Dans toute l’Ukraine, les déplacés intérieurs – ils seraient près d’un million – survivent comme ils le peuvent, peinant à trouver emploi et logement, habitant parfois des préfabriqués, naviguant entre la franche solidarité d’une partie de la population et l’hostilité de l’autre.

Mejgorié a accueilli jusqu’à 150 civils fuyant les combats dans le Donbass. Ici, Olga Belkharoeva et sa famille. | Maria Turchenkova pour "Le Monde"

Olga Belkharoeva, 43 ans, est une battante. Née à Donetsk, elle y a créé son entreprise de construction. Il y a quelques années, elle s’est convertie à l’islam, emmenant dans son sillage toute sa petite famille. Mais ce fut une dure décision que de quitter sa ville natale. A l’été, elle a entraîné sa mère de 73 ans, Galina, sa fille de 19 ans et son fils de 3 ans, dans une fuite interminable. Les bombardements, « et ce que les séparatistes ont fait de la région », l’avaient finalement convaincue de partir.

A Kiev, elle n’a pas trouvé d’emploi ni de place au jardin d’enfants pour Amerkhan. « Tout ce qu’on a, on nous l’a donné », dit-elle. Mais Olga Belkharoeva n’envisage pas de revenir à Donetsk, même si la paix s’installe, pas dans un Donetsk sous domination des rebelles en tout cas. « Pendant Maïdan, les gens de Kiev ont montré qu’ils étaient prêts à aller jusqu’au bout pour leurs idées. Moi, habitante du Donbass, je préfère que ma maison soit détruite par les bombardements de l’armée ukrainienne, mais que celle-ci chasse les séparatistes de ma ville. »

Petro Oleïnik, le spectre, n’ira pas non plus dans le Donbass. Pour ne pas abandonner Mejgorié, bien sûr, mais aussi parce qu’il refuse la mobilisation lancée par Kiev. « Sur Maïdan, les politiques se cachaient derrière nous. Et aujourd’hui, ils nous envoient mourir au front… » Oleïnik porte pourtant accrochées autour de son cou les épaulettes de commandant en chef de Viktor Ianoukovitch. C’est l’unique trophée que lui, l’incorruptible, s’est offert.