Avant le départ du Tour de France, Dave Brailsford s’entraîne dans les rues de Dûsseldorf, le 30 juin. REUTERS/Benoit Tessier | BENOIT TESSIER / REUTERS

A quoi Dave Brailsford pense-t-il ? Que peut-il bien se passer sous le crâne du génial patron de la Sky, l’homme qui a rendu le cyclisme britannique souverain aux Jeux olympiques comme sur le Tour de France ? Pense-t-il au maillot jaune de Christopher Froome, au fait que son équipe pourrait être la première, depuis la puissante Faema d’Eddy Merckx en 1970, à porter le yellow jersey du premier au dernier jour du Tour ? Ou à ce qui ressortira de l’enquête actuellement menée par l’Agence antidopage britannique (UKAD) sur sa propre équipe ?

On ne le saura pas. Le crâne pelé qui enchaînait, depuis 2010, les interviews avec patience, matin et soir, devant le bus noir de la Team Sky, s’est replié dans « l’Etoile noire », surnom de cette résidence secondaire intérieur cuir. Une mue entamée sur le Tour 2016, lorsque des accusations de harcèlement et de sexisme au sein de British Cycling – la fédération britannique de cyclisme – avaient secoué l’institution dont il était le brillant directeur de la performance. Pratiques « managériales » dont il ressort aujourd’hui qu’il était l’instigateur, hors de tout contrôle, au nom de la chasse aux titres olympiques des cyclistes de Sa Majesté.

Patchs de testostérone et corticoïdes

On le voit parfois traîner au pied du bus, lunettes sur le nez, le plus loin possible de tout ce qui pourrait ressembler à un journaliste. L’homme est très affairé : ne pas déranger. « Il a déjà parlé de tout ça à maintes reprises », a répondu Team Sky à nos demandes d’interviews. Voire. La presse anglaise l’a trouvé peu bavard sur les suspicions entourant les pratiques de son équipe. En revanche, il a proposé à un journaliste du Daily Mail de lui offrir un scoop sur une équipe concurrente s’il mettait un mouchoir sur une information gênante.

Dave Brailsford n’est sorti de son silence qu’une seule fois depuis le début du Tour : pour défendre les combinaisons aérodynamiques de ses coureurs – à la légalité contestée – lors du contre-la-montre inaugural. Et il n’a pu s’empêcher de faire la leçon aux autres équipes. Qu’il doit être doux de pouvoir taper sur les voisins quand on prend des coups sur le crâne depuis dix mois. Et quand on vit avec le sentiment – légitime – que les exigences de transparence ne sont pas les mêmes pour tout le monde.

« J’aimerais pouvoir dire que cela a marché, et je serais déçu d’entendre que cela n’a pas été le cas. Il ne faut pas être surpris qu’une équipe professionnelle, quel que soit le sport, profite de la flexibilité des règles », Brian Cooson, président de l’UCI

Pour les besoins de la démonstration, faisons comme si Dave Brailsford nous avait reçus, un soir à l’hôtel, devant un verre d’eau plate. Qu’aurait-on cru de ce qu’il racontait ? Pas grand-chose, si l’on se fie aux événements des dix mois écoulés, à rapprocher des promesses de vertu professées par le manageur, auteur et conférencier gallois.

Résumés à grands traits, voici les faits révélés au public depuis un an, par des fuites de documents, témoignages, enquêtes journalistiques et perquisitions :

  • Un médecin de la Sky, avec l’assentiment de Dave Brailsford, a présenté des autorisations à usages thérapeutiques (AUT) pour permettre à Bradley Wiggins de prendre un puissant corticoïde, la triamcinolone, par voie intramusculaire dans la préparation de trois grands tours qu’il entendait gagner. Parmi ceux-ci, le Tour de France 2012, en effet remporté par l’Anglais.
  • Ces corticoïdes permettaient de soigner des allergies au pollen dont Bradley Wiggins n’avait jamais parlé. Selon d’anciens coureurs dopés, des médecins et des spécialistes du dopage, la prise de triamcinolone en intramusculaire est un traitement très excessif pour des allergies au pollen mais permet de perdre du poids sans perdre de muscles et facilite la récupération.
  • Lors du Critérium du Dauphiné, en 2011, à deux semaines du Tour de France, l’équipe Sky a fait livrer depuis l’Angleterre un paquet dont le contenu a été administré par le même médecin, Richard Freeman, à Bradley Wiggins.
  • Le médecin est incapable de prouver que ce paquet renfermait un décongestionnant nasal autorisé, comme il l’affirme. Cette version présente de nombreuses incohérences qu’aucune des personnes impliquées n’a pu expliquer. S’il s’agissait en réalité d’un corticoïde, administré en course et sans AUT, Bradley Wiggins aurait commis une infraction valant, à l’époque, deux ans de suspension.
  • Des patchs de testostérone, un produit interdit, ont été livrés au docteur Freeman en 2011, au vélodrome de Manchester, adresse partagée par British Cycling et Team Sky. Une erreur de livraison, a assuré le praticien, qui aurait renvoyé la testostérone le jour même à son expéditeur, après que son supérieur, le médecin en chef de la Sky, a découvert la livraison.
  • Des dizaines d’ampoules de triamcinolone ont également été réceptionnées à Manchester en 2011. Richard Freeman a affirmé n’en avoir administré qu’à un seul coureur du Team Sky, Bradley Wiggins, le reste des stocks ayant permis, selon lui, de soigner des membres de l’encadrement de British Cycling et Sky.
  • Aux débuts du Team Sky, certains coureurs prenaient fréquemment du tramadol, un antidouleur autorisé, mais dont des équipes réclament l’interdiction pour ses effets jugés dopants. Sky proscrit désormais son utilisation.
  • Un jeune coureur de l’équipe, Josh Edmondson, s’est injecté des produits de récupération en violation du règlement de l’Union cycliste internationale (UCI) sur les injections. L’équipe l’a découvert mais n’en a pas informé la Fédération internationale, afin, selon elle, de protéger la santé mentale du coureur, en dépression.

Düsseldorf, vendredi 30 juin. Nous rappelons brièvement ce flot de révélations à Brian Cookson, président de l’UCI. Président de British Cycling jusqu’en 2013, il a été à l’origine de la création du Team Sky. « Nous voulions fournir aux coureurs britanniques un environnement sain, rappelle-t-il. Ils étaient obligés de courir dans des équipes professionnelles étrangères dont nous ne connaissions pas les pratiques médicales et éthiques, l’environnement général ni même la viabilité financière. Nous voulions être sûrs que les jeunes coureurs évoluent dans un environnement où ils ne subiraient pas de pression pour prendre de mauvaises décisions. »

Je ne vais nulle part. Je serai ici l’an prochain, l’année d’après et celle d’encore après », Dave Brailsford, manager de la Team Sky

Cet engagement a-t-il été tenu ? Il hésite. « J’aimerais pouvoir dire que cela a marché, et je serais déçu d’entendre que cela n’a pas été le cas. Il ne faut pas être surpris qu’une équipe professionnelle, quel que soit le sport, profite de la flexibilité des règles. J’espère qu’il sera prouvé que Team Sky n’a pas violé ces règles. J’attends les conclusions de l’enquête de l’UKAD. »

L’Agence antidopage britannique a agi avec célérité, en octobre 2016, après les révélations du Daily Mail sur le colis suspect reçu par Bradley Wiggins en 2011. Elle a entendu trente-quatre témoins, dont le vainqueur du Tour, et mené des perquisitions au vélodrome de Manchester. Mais les résultats de son enquête se font attendre. « Il y a beaucoup à dire et cela va en surprendre certains », a promis, sibyllin, Bradley Wiggins.

« Réputation atteinte »

Deux autres enquêtes ont été menées parallèlement. Celle de la commission de la culture et du sport de la Chambre des communes britannique, dont le renouvellement anticipé a repoussé la publication à l’automne, selon son président Damian Collins. Et celle d’un panel indépendant qui a ausculté les pratiques managériales de British Cycling, sœur jumelle de Sky jusqu’à un récent remaniement.

Dave Brailsford s’agace du niveau d’attention auquel son équipe a été soumise depuis un an, arguant qu’aucune de ses rivales ne subit le même traitement. Mais il paye le prix de ses promesses d’il y a sept ans, lorsque l’équipe britannique était arrivée dans les pelotons avec l’ambition déclarée de réussir sans dopage, dans un environnement sain, avec des médecins venus de l’extérieur – promesse rapidement abandonnée.

Damian Collins, élu conservateur du Kent ayant dirigé l’enquête parlementaire, est la nouvelle bête noire de Cookson et Brailsford. « À l’issue de ce processus, je me pose beaucoup de questions sur Team Sky. Leur réputation est clairement atteinte, dit-il. Ils disaient qu’ils n’autoriseraient jamais un coureur à prendre un médicament pour améliorer sa performance, qu’il soit interdit ou non. Comment peuvent-ils être certains que cette politique était appliquée puisque, dans le cas du paquet de Wiggins, du tramadol ou de la triamcinolone, aucune trace n’a été conservée ? »

Sur la centaine d’employés du Team Sky, quatre ont été impliqués dans les AUT de Bradley Wiggins et/ou le mystérieux colis médical. Dave Brailsford est le dernier toujours en poste. Il n’a jamais concédé d’erreur de jugement, seulement de communication. Selon le site spécialisé Cyclingnews, en début de saison, plusieurs coureurs ont débattu de l’opportunité de demander au patron de se retirer de lui-même. Mais c’est bien lui qui présentait l’équipe à la presse lors de l’habituel stage de Majorque, en janvier.

Dave Brailsford lors de la 5e étape du Tour de France, le 5 juillet. REUTERS/Benoit Tessier | BENOIT TESSIER / REUTERS

A Düsseldorf, c’est encore lui qui répondait aux questions des journalistes britanniques sur son éthique et son propre avenir. Avec toujours le même aplomb : « Je suis dans ce sport depuis longtemps et j’ai toujours essayé de le pratiquer de la manière dont je pensais qu’il devait être pratiqué, et je suis très fier de ce que nous avons fait. (…) Je ne vais nulle part. Je serai ici l’an prochain, l’année d’après et celle d’encore après. »

Chris Froome aussi. Il a prolongé son contrat chez Sky jusqu’en 2021, après avoir soutenu Dave Brailsford comme une corde le pendu tout au long de l’affaire : lorsque, en mars, dix-huit coureurs ont simultanément exprimé leur soutien au manageur sur les réseaux sociaux, il a fait partie des dix s’abstenant de tweeter, soucieux sans doute de se distinguer d’un patron devenu toxique.

Il a, depuis, habilement manœuvré, et apparaît aujourd’hui comme étranger aux dérives de l’époque, tout en restant au cœur du dispositif sportif de l’équipe. L’orage provisoirement passé, en attendant le résultat de l’enquête de l’UKAD, il a assuré, lors de la présentation du Tour, n’avoir « jamais rien vu d’anormal » chez Sky, équipe qu’il a intégrée à sa création, en 2010. « Je n’ai aucun problème de confiance », dit-il.