Les partisans du président turc, Recep Tayyip Erdogan, font le salut à quatre doigts des islamistes, lors du passage de la Marche pour la justice, organisée par l’opposition, à Izmit, le 4 juillet. | NICOLE TUNG POUR LE MONDE

Pendant les sept mois de l’instruction, jamais une seule fois il n’a pu assurer normalement ses fonctions d’avocat. « Comme mes collègues, je n’ai pas eu accès au dossier jusqu’à la déposition de l’acte d’accusation, et tous les ­entretiens avec mon client étaient filmés », soupire Sabit Aktas, défenseur d’un des généraux présumés putschistes. MAktas reconnaît en avoir été réduit à « faire du soutien psychique », rassurant l’accusé sur ses proches et ces derniers sur ses conditions de détention.

Imposées par décret au titre de l’état d’urgence, ces règles s’appliquent pour toutes les affaires liées au coup d’Etat raté du 15 juillet 2016, organisé, d’après les autorités, par la confrérie islamiste de l’imam Fethullah Gülen, surnommée « la FETO », acronyme pour « l’organisation terroriste de Fethullah Gülen », selon la « novlangue » utilisée par les autorités.

Rares sont les avocats qui acceptent de défendre une personne impliquée dans le putsch. Par peur ou par rejet de ce que ­représentent les gülénistes. « S’ils avaient gagné, cela aurait été encore pire », se justifie un avocat qui fut commis d’office et déclara rapidement forfait après avoir reçu des menaces. Quant à la peur… « Si vous dénoncez les mauvais traitements ­subis par les putschistes, vous êtes facilement accusé d’être güléniste et, si vous parlez des violences dans le Sud-Est, de complicité avec la guérilla kurde », soupire Senem Doganoglu, l’une des avocates de la Fondation pour les droits de l’homme.

« Désormais, la présomption de culpabilité remplace trop souvent la présomption d’innocence »
Metin Feyzioglu, président de l’Union des barreaux

Au moins 400 avocats ont été arrêtés, selon les données de l’Union des barreaux. « Un avocat n’est pas innocent du seul fait d’être avocat mais, désormais, la présomption de culpabilité remplace trop souvent la présomption d’innocence », ­dénonce Metin Feyzioglu, président de cette organisation qui regroupe les 102 000 avocats du pays.

Après avoir un peu hésité, Sabit Aktas a pourtant décidé d’assurer la défense ­d’Ahmet Bican Kirker, un général d’infanterie. « Laïque, kurde et de gauche, j’incarne tout ce qu’exècrent les gülénistes, mais eux aussi ont le droit à une défense », explique ce spécialiste des affaires d’abus sexuels à l’encontre des mineurs.

Son client est l’un des 221 accusés du grand procès qui s’est ouvert le 22 mai à Sincan, à une cinquantaine de kilomètres d’Ankara, contre ceux qui sont censés être les principaux maîtres d’œuvre du coup d’Etat. Le ministère public a requis « 2 988 fois la perpétuité ». Un procès symbole ­illustrant les dysfonctions et les dérives d’une justice turque sous état d’urgence. Après une vingtaine de jours d’audience, tout a été renvoyé à novembre pour que les défenseurs puissent ­enfin se plonger dans les quelque 2 800 pages de l’acte d’accusation et les 500 volumes d’annexes.

Quand les avocats des accusés, dont MSabit Aktas, ont évoqué les mauvais traitements dont leurs clients ont été victimes après leur arrestation pour leur ­arracher des aveux, le président de la cour et les avocats représentant le président ­Erdogan, partie civile dans le procès, les ont publiquement mis en garde.

Le sujet est tabou et le pouvoir veut un verdict rapide. « Nous savons qui a bombardé, qui a donné les ordres et qui a tué les gens avec les tanks et les avions. Alors pourquoi traîner autant ? », a lancé fin juin le premier ministre, Binali Yildirim.

Un système au bord de l’implosion

« La justice turque n’est même plus ­capable d’assurer efficacement les procès jugés prioritaires », souligne un observateur européen. L’ensemble du système judiciaire est en effet au bord de l’implosion. Il est affaibli par l’ampleur des ­purges, avec le limogeage de 4 000 juges et procureurs, dont 2 500 en détention – sur un total de 14 000 –, tous accusés de liens avec la ­confrérie. Il est submergé par l’abondance des dossiers avec 55 000 personnes inculpées, dont 40 000 incarcérées, pour leur rôle supposé dans le coup d’Etat.

Débordés, les magistrats craignent en outre de prendre la moindre initiative. C’est vrai en premier lieu dans les affaires de terrorisme, mais aussi pour tout ce qui peut impliquer d’une manière ou d’une autre le Parti de la justice et du développement (AKP), le mouvement islamiste au pouvoir depuis 2002.

« Déplaire en haut lieu, c’est prendre le risque de voir sa vie basculer subitement sous le coup d’une mutation ou d’un limogeage ou même d’être arrêté. Depuis le coup d’Etat, ce ne sont même plus les juges qui décident des détentions et des inculpations : ils appliquent à la lettre ce qu’exigent les procureurs qui, eux-mêmes, obéissent servilement au pouvoir, quand ils ne ­devancent pas ses désirs », accuse Mustafa Karadag, président de l’Union des juges, la dernière organisation indépendante au sein de la magistrature turque, plutôt marquée à gauche.

Verrouillage

Ironie du sort, cette organisation avait dénoncé, pendant des années, les infiltrations des gülénistes au sein des rouages de l’Etat, menées avec le soutien de l’AKP au pouvoir, « comme un danger existentiel pour la République ». Juge des affaires familiales à Ankara, M. Karadag vient d’être muté au tribunal de Sanliurfa, près de la frontière syrienne, pour siéger à une cour prud’homale. Une évidente sanction pour ce magistrat qui a trente ans de carrière.

La mainmise sur l’appareil judiciaire reste la priorité de Recep Tayyip Erdogan. La réforme constitutionnelle, ­approuvée le 16 avril à l’issue d’un référendum ­contesté, lui assure le contrôle de la Cour constitutionnelle, dont 12 des 15 membres sont nommés par le chef de l’Etat, et celui du Haut Comité des juges et des procureurs, composé de 13 membres (6 nommés par le chef de l’Etat, 7 par le Parlement, où son parti est majoritaire).

Les nouveaux recrutements vont parfaire le verrouillage. Le ministère de la justice a sélectionné sur dossier des avocats et juristes qui seront admis dans la carrière après trois à six mois de formation complémentaire. « Un millier d’entre eux ont travaillé dans le passé pour l’AKP et certains étaient même des cadres locaux du parti », s’indigne Ilhan Cihaner, député du Parti républicain du peuple (CHP), la principale force de l’opposition, et ancien procureur d’Erzincan (est), arrêté quelques mois, en 2010, pour avoir enquêté sur les infiltrations gülénistes dans l’Etat.

Les nouveaux magistrats sont encore plus tétanisés que leurs aînés par la peur du faux pas. « Ils se barricadent dans leurs bureaux et, quand enfin on arrive à les coincer, c’est comme être face à un mur », soupire l’avocate Sinem Coskun, déplorant que de simples affaires de divorce ou des banales causes civiles, auparavant ­réglées en quelques mois, restent enlisées.

Ces magistrats acquis au pouvoir ­savent, en revanche, se montrer très zélés pour instruire les plaintes pour insulte au chef de l’Etat (46 000 en 2016), qui ont abouti à 4 936 procédures judiciaires et un millier d’inculpations, même si ces ­affaires confinent souvent à l’absurde, comme celle d’un chauffeur de bus d’Istanbul « dénoncé » par un passager. « Ces jeunes magistrats ne sont pas seulement à la botte du pouvoir, ils pensent comme le pouvoir », relève avec amertume Mustafa Karadag, le juge syndicaliste.